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PIERRE DE RONSARD
ŒUVRES COMPLÈTES
XIV
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SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES
PIERRE DE RONSARD
ŒUVRES COMPLÈTES
XIV
ART POËTiaUE FRANÇOIS (1565) LES ŒUVRES (1567)
EDITION CRITiaUE AVEC INTRODUCTION ET COMMENTAIRE
PAR
PAUL LAUMONIER
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432808
PARIS LIBRAIRIE MARCEL DIDIER
4, RUE DE LA SORBONNE, 4 1949
SOCIÉTÉ DES TEXTES FRANÇAIS MODERNES
PIERRE DE RONSARD
ŒUVRES COMPLÈTES
XIV
ART POËTiaUE FRANÇOIS (1565) LES ŒUVRES (1567)
EDITION CRITIQUE AVEC INTRODUCTION ET COMMENTAIRE
PAR
PAUL LAUMONIER
492808
PARIS LIBRAIRIE MARCEL DIDIER
4, RUE DE LA SORBONNE, 4 1949
INTRODUCTION
Bien que ce soit une œuvre en prose assez longue, j'ai cru devoir présenter à son rang chronologique VAbbregé de l'art poé- tique françois, publié à part en 1565 et incorporé aux Œuvres en 1 567 '. Ronsard l'a écrit à la prière d'un jeune ami, Alfonse Del- bene, fils d'un poète florentin renommé; il l'a écrit au courant de la plume, « en trois heures », nous dit-il lui-même, pour guider un étranger francisé, désireux de composer des poésies en français; d'où son allure de conversation familière à bâtons rompus, analogue à celle de l'épitre d'Horace aux Pisons ; d'où aussi son caractère parfois élémentaire, qui surprend tout d'a- bord sous la plume d'un poète, qui, à plusieurs reprises, avait su parler de son art avec une réelle éloquence et y revint dans la suite non moins éloquemment -.
Après des considérations d'ordre moral et historique, vien- nent des détails techniques sur le rythme syllabique, l'alternance des rimes masculines et féminines, la régularité strophique, des observations sur les noms propres, les termes de métiers, les vocables dialectaux et courtisans ; puis trois paragraphes sur l'invention, la disposition et l'élocution, des considérations sur la poésie en général, distinguée de la versification (débuts des pièces, fable et fiction, emploi discret des épithètes, rimes riches, mais soumises à la pensée, élisions obligatoires, hiatus condam-
1. Bibl. Nat.. Rés. Ye 202.
2. Pour connaître la poétique propre à Ronsard et son évolution, v. les préfaces des Odes (1550),. YElegie à Choiseul (1556), la Complainte contre Fortune, vers 93 et suiv. (1559), 'a Bjsponce aux injures, vers 839 et suiv., i.ooo et suiv. (1563), la préface de la Franciade (1572), très développée dans l'édition des Œuvres de 1587, enfin le Caprice à Simon A'/coiflî, publié après sa mort.
VI INTRODUCTION
nés en principe, syncopes facultatives et autres licences ayant pour fin l'harmonie du vers) ; trois paragraphes sur le vers alexandrin, le vers décasyllabique, et tous les autres plus courts, qui sont par excellence « lyriques » ; des remarques purement grammaticales sur les finales des verbes, les mots variables de longueur « selon la contrainte du vers », la graphie phonétique, les néologismes, les noms propres encore, les archaïsmes, le « provignement » ; comme conclusion, la promesse d'un « plus long discours » et l'expression réitérée de son mépris pour le profanum viûgus.
Malgré le décousu de cette épître, deux idées y circulent et y dominent : l'union intime de la poésie et de la musique, la néces- sité du choix et de la mesure, marquant une réaction nette contre les manifestes primitifs.de l'école, dans le sens de la réforme sé- vère que Malherbe allait bientôt réaliser.
Au reste, Ronsard s'est contenté de renvoyer pour les exem- ples « à nos poètes françois », surtout à ceux « qui ont illustré depuis quinze ans nostre langue » ; pour les préceptes généraux à Horace et Aristote seuls. Pas un mot des traités français précé- cédents, que Delbene aurait pu consulter avec fruit, pas même de celui de Peletier, qui pourtant avait exposé en 1555 copieu- sement et libéralement la doctrine de la Pléiade assagie '.
Cet Art poétique, dit G. GoUetet « eût été plus utile s'il eût été plus étendu » ; mais Ronsard « ne fait qu' effleurer les ma- tières et n'en approfondit pas une, lui qui était si capable de les traiter dignement » 2. Malgré ses lacunes et ses autres défauts, cet opuscule, vu la renommée de son auteur, ne manqua pas d'être goûté et même admiré, témoin plusieurs réimpressions publiées séparément, à Rouen dès 1565, à Paris en 1585 avec des limi- naires fort élogieux, enfin à Avignon en 1586. Toutefois il fut assez vite éclipsé par les Arts poétiques, plus complets et mieux
1. Peut-être a-t-il pensé que la graphie insolite de cet Art poétique dérouterait son jeune ami. V. la réédition donnée en 1950 par André Boulanger (Paris, Société les Belles-Lettres).
2. Vie de Ronsard, publiée par Pr. Blanchemain en tête des Œuvres inédites de Ronsard, Paris, Aubry, 1855.
INTRODUCTION VII
composés, de Pierre de Laudun d'Aigaliers et Jean Vauquelin de laFresnaye, le premier publié en prose à la fin du xvi* siècle, le second publié en vers au début du xvii^.
Ensuite on trouvera ci-après un exposé complet de la deuxième édition collective des Œuvres, ceUe de 1567, en six volumes in-40, dont l'achevé d'imprimer est du 4 avril. Elle est très rare: on n'en connaît qu'une demi-douzaine d'exemplaires complets ', ce qui justifie mon exposé. J'ai, d'ailleurs, procédé comme pour celui de la première édition, celle de 1560 (au tome X), indi- quant parle seul incipit les pièces publiées antérieurement, avec renvoi à leur texte princeps, mais donnant intégralement, à leur rang, le texte des pièces nouvelles, avec leurs variantes, ajoutant enfin en appendice les pièces publiées hors des éditions partielles de Ronsard entre 1560 et 1567, mais non recueillies par lui à cette dernière date, pour diverses raisons, dont l'une mérite qu'on s'y arrête.
Il s'agit d'un « discours » élogieux écrit pour le 'Ihéàtre de- Jacques Grévin, putlié en 1561. Ronsard connaissait Grévin depuis deux ans seulement, mais il s'était lié d'amitié avec lui, comme en témoigne le sonnet qu'il lui avait consacré en 1560, parmi les liminaires de VOlinipe :
A Phœbus, mon Grevin, tu es du tout semblable ^.
Ronsard n'était pas sans savoir que son jeune ami était pro- testant, mais à cette date les passions religieuses ne s'étaient pas
1. Celui de Paris (Bibliothèque de l'Arsenal); celui de 'V'ienne (Hof- bibliothek) ; celui qui appartint à Pr Blaucliemain, acquis par les li- braires londoniens Maggs frères et signalé dans leur catalogue des an- ciennes éditions de Ronsard par Seymour de Ricci; celui de la biblio- thèque J. Rothschild (calai. I, n° 667) ; celui que possède l'éditeur parisien Aug. Garnier, acquis .à la vente des livres de J. Lemaître ; un sixième a fait partie de la vente Lindebooni (mars 1925), un septième de la vente H. de Baecker (février 1926).
2. Voir mon tome X,p. 235.
VIII INTRODUCTION
encore déchaînées et Ronsard avait bon nombre d'amis parmi les partisans de la Réforme. Il fallut un acte d'hostilité publique pour causer la rupture des deux poètes. Exaspéré par les discours anti-calvinistes de Ronsard, Grévin, en septembre 1563, publia, de concert avec son compatriote beauvaisin Florent Chrestien, un pamphlet intitulé Seconde Responce de F. de la Baronie à Messir^ Pierre de Ronsard, Prestre-Gentilhomme Vandomois, Evesque futur , Plus le Temple de Ronsard, où la légende de sa vie est briefvement descrite '. Comme je l'ai dit déjà (au tome XII, p. 4), h Seconde Responce est de FI. Chrestien et le Temple est de Grévin ». Ce poème de 240 vers est une suite de médisances et de calomnies à l'adresse de Ronsard, présenté comme un païen, un débauché, un ivrogne, un pédéraste, un vérole et autres aménités '.
Ronsard, furieux d'une telle trahison, ne se contenta pas de riposter au « jeune drogueur » (Grévin était médecin) dès le mois d'octobre, dans une é pitre en prose, qui servit de préface aux Nouvelles Poésies ■* ; il décida de faire disparaître de ses Œuvres jusqu'au nom de Grévin. Non seulement celui de Patoillet le remplaça dans le sonnet de 1560 rappelé ci-dessus, mais l'ode Vous faisant de mon escriture, dédiée primitivement à Ch. de Pis- seleu, puis en 1560 à Grévin, devint l'ode A Grujet, et le poème des Isles fortunées mentionna Turrin au lieu de Grévin parmi les membres de la Brigade. Quant au Discours à Grévin que Ronsard avait écrit en 1561 pour préfacer le Théâtre de son ami, il fut bel et bien sacrifié. Enfin Ronsard exhala sa bile en
1. S. 1., mais on cioit généralement que ce pamphlet fut imprimé à Lyon. Il est à notre Bibl.Nat., sous la cote Rés. Ye 1027. — Le Temple avait déjà paru isolément à Genève; sa composition devait remonter au mois de mai 136}.
2. J'ai dit « en tout ou en partie », 'd'après Cl. Binet, Discours dé la vie de Ronsard. Lucien Pinvert, l'historien de Grévin, pense que le Temple est entièrement de lui, et je n'en disconviens pas, car Binet, en disant que Grévin avait « aidé » seulement à la composition de ce pamphlet, peut très bien avoir voulu atténuer la responsabilité de son compatriote Ijeauvaisin.
3. Blanchemain l'a reproduit dans son édition de Ronsard, au t.VII, p. 88 ; mais il aurait dû l'insérer à la p. 136, avant l'Epistre au lecteur, dans laquelle le poète « respond à ses calomniateurs ».
4. Cf. mon tome XII, p. 16.
INTRODUCTION IX
quelques vers qui unissent dans la même réprobation Florent Chrestien et Jacques Grévin :
J'oste Grevin de mes escris Parce qu'il fut si mal appris , Afin de plaire au Calvinisme (Je vouloy dire à l'Athéisme), D'injurier par ses brocards Mon nom cogneu de toutes parts, Et dont il faisoit tant d'estime Par son discours et par sa rime.
Les ingrats je ne puis aimer. Et toy que je veux bien nommer Beau Chrestien, qui fais l'habile homme Pour te prendre au pape de Rome Et à toute l'antiquité, Cesse ton langage effronté Sans blasmer, en blasmant TEglise Q.ue le bon Jésus auctorise. Ceux qui t'aymoient, et plus cent fois Vrayment que tu ne meritois.
Vous n'avez les testes bien faites, Vous estes deux nouveaux poètes. Taisez-vous, ou comme il faudra Mon cuisinier vous respondra, Car de vous présenter mon page, Ce vous seroit trop d'avantage.
Je pense que ces vers, dont la fin rappelle certaine réponse de Marot àSagon, furent connus des deux intéressés et répandus aussi parmi les intimes de Ronsard. En tout cas ils ne furent publiés qu'en 1617, plus de trente ans après sa mort; et G. Col- letet, ignorant ce détail, a eu tort d'écrire : « Cela s'appelle cacher et découvrir un homme en même temps, puisqu'il n'ôte le nom de Grévin de ses Œuvres que pour 1'^' mettre plus avant ' ». La
I. Cité d'après L. Pinvert, thèse sur Grévin (Nancy, 1899), p. 334, et Notice sur son Théâtre (Paris, Garnier, 1922), p. xxx. Mais le texte de Colletet, dans sa Vie de J. Grévin, encore inédite, est notablement dif- férent : « Cela s'appelle cacher et découvrir un homme en même temps,
X INTRODUCTION
vengeance de Ronsard fut bien effective et constitua une véritable mesure d'exécution. Florent Chrestien pourra rentrer en grâce, j mais la condamnation de Grévin restera sans appel '.
Bordeaux, mars 1947.
ce qui témoigne assez clairement que c'était avec quelque sorte de regret que Ronsard le traitait de la sorte. » Je dois la connaissance de ce texte à Maurice Gauchie, qui eut l'obligeance de me le copier et de m'indiquer la référence : B. N. Mss, Nouv. acq. fr. 3075, f* 212 ; ce dont je le remercie cordialement.
I. Au reste, Grévin mourut prématurément à Turin en novembre 1570. S'il avait vécu quelques années de plus, il aurait connu la récon- ciliation de Ronsard avec FI. Chrestien, revenu au catholicisme, mais il n'aurait certainement pas été absous par son ancien maître.
ABBR EGE
DE L'ART POËTI-
que François.
K A.LPHONCE DELBENE ABBE DE
HAVTECOMBE en SAVOrE.
Scrihendire^èjaperc eft^^princi^iam ci;* fins.
A PARIS.
Chez Gabriel Buon,au clos Bruneau, ài'cnfcignc S. Claude.
mTTT
•/^9ec fr'miltge d» Foy,
Fac-similé du titre de la première édition. Ronsard, XIV.
Abbregé de l'Art poétique françois,
à Alphonse Delbene, Abbé de Hautecombe en Savoye '.
[2]
Combien que l'art de poésie ne se puisse par préceptes comprendre ny enseigner, pour estre plus mental que traditjf : toutesFois, d'autant que l'artifice humain, expé- rience & labeur le peuvent permettre, j'ay bien voulu 5 t'en donner quelques reigles icy, afin qu'un jour tu puisses estre des premiers en la congnoissance d'un si aggreable mestier, à l'exemple de moy qui confesse y
Éditions : Plaquette 1565 (Paris, Buon, in-4''). — Œuvres 1567, 1571, 1573 (à la fin des Poèmes, Épitaphes et Sonnets divers). — Sup- primé en 1578. — Réimprimé à part en 1585, Paris, G. Linocier, in- 16, puis dans les éJ. posthumes et dans le Recueil des Pièces retranchées en 1609, 1617. On le trouve en 1604 entre les Hymnes et les Poèmes.
Titre 8) Art poétique françois
3. 6) un point après traditif ; fai corrigé d'après j^
5. Sj-j} suppriment icy
I. Alphonse Delbene, ou Del-Bene, historien et poète, né à Lyon en 1540, mort à Albi en 1608, descendait d'une famille noble de Florence, réfugiée à la cour de France dans les premières années du xvi" siècle. Il était le deuxième fils d'un poète Florentin, dont il sera question plus loin. Pourvu en 1560 de l'abbaye de Hautecombe, qu'il abandonna vers 1600 pour celle de Mézières en Bourgogne, il devint évêque d'Albi en 1588 (Gallia christiana, t. XVI, col. 485). Il a laissé quelques ouvrages en prose latine sur les origines des ducs de Savoie, celles de la famille de Hugues Capet et sur l'ancien royaume de Burgondie, quelques poésies fr-ançaises, notamment une Prosopopée d'A. Ttirnehe {]ii\>\. \at.. Rés. Ye 384) et une Amédéide, dont le sujet est l'expédition d'Amédée VI, comte de Savoie, contre les Turcs en 1366.
4
ABBREGE
estrc assez passablement versé. Sur toutes choses tu auras les Muses en révérence, voire en singulière vene-
10 ration, & ne les feras jamais servir à choses deshonnestes, à risées, ny à libelles injurieux, mais les tiendras chères & sacrées, comme les filles de Juppiter, c'est à dire de Dieu, qui de sa saincte grâce | a premièrement par elles [2 v faict cognoistre aux peuples ignorans les excellences de
ij sa majesté '. Car la Poésie n'estoit au premier aage qu'une Théologie allegoricque, pour faire entrer au cerveau des hommes grossiers par fables plaisantes & colorées les secretz qu'ilz ne pouvoyent comprendre, quand trop ouvertement on leur descouvroit la vérité *.
20 On dict qu'Eumolpe Cecropien ', Line maistre d'Hercule, Orphée, Homère, Hésiode inventèrent un si doux ale- chement •*. Pour ceste cause ilz sont appeliez Poëttes
8. 6']-'j^ enseigné au lieu de versé
10. Ss chose deshonneste (au singulier)
11. 6j-j^ suppriment ny
18. 6j suppr. ne (erreur typ. ; éd. suiv. corrigent)
19. 6j-y) suppr. leur
20. 6y-j} sui-pr. On dict qu'
21. 6-]-"]} excellent mestier au lieu de doux alechement
22. 67-j^ suppr. ilz
T. Ce n'est pas la première fois que Ronsard assimilait au Jupiter des païens le Dieu des Juifs et des Chrétiens. V. par ex. mon tome VIII, p. 59, note 2, et p. 69, vers 472 et suiv.
2. Ronsard tenait de son maître Dorât cette interprétation de la my- thologie grecque. Il nous l'a dit lui-même dans l'Hymne de VAutonne (cf. mon tome XII, p. 50).
3. C.-à-d. Athénien, Cécrops passant aux yeux des Athéniens pour fondateur de leur ville, appelée piimitivement Cècropia.
4. Cf. Le Caron, Dialogues (Paiis, J. Longis, 1554). Dans le Dia- logue IV, intitulé Ronsard ou de la Poésie, Le Caron fait converser Ron- sard et Jodelle, Pasquier et Fauchet ; Ronsard y parle notamment du vrai sens des mythes gréco-latins. Il a repris la même doctrine dans l'Elé- gie à Grevin (1560), les Hymnes de l'Rté et de l'Hyver (1565)61 le Dis- cours à M. de Cheverny (1584). — Cf. la thèse d'Henri Franchet, Le Poète et son œuvre d'après Ronsard (Paris, Champion, 1925), pp. 72, 249 et suiv.
DE L ART POÉTiaUE FRANÇOIS 5
divins, non tant pour leur divin esprit qui les rendoit sur tous admirables .& excellens, que pour la conversa-
25 tion qu'ilz avoyent avecques les Oracles, Prophètes, Devins, Sybilles, Interprètes de songes, desquelz ils avoyent apris la meilleure part de ce qu'ilz sçavoyent : car ce que les oracles disoyent en peu de motz, ces gen- tilz personnages l'emplifioyent, coloroyent & augmen-
30 toyent, estans envers le peuple ce que les Sybilles & Devins estoyent en leur endroit. Long temps après eulx sont venuz d'un mesme pais, les seconds poètes que j'appelle humains, pour estre plus enflez d'artifice & labeur que de divinité. A l'exemple de ceux cy, les
35 poètes Romains ont foisonné en telle fourmilière, qu'ilz ont apporté aux librairies ' plus de charge que d'hon- neur, excepté cinq ou six desquelz la doctrine, accom- pagnée d'un parfaict artifice, m'a tousjours tiré en admiration. Or, pour ce que les Muses ne veulent [ loger [3]
40 en une ame, si elle n'est bonne, saincte, & vertueuse, tu seras de bonne nature, non meschant, renfrongné, ne chagrin : mais animé d'un gentil esprit, ne laisseras rien entrer en ton entendement qui ne soit sur-humain & divin 2. Tu auras en premier lieu les conceptions hautes,
45 grandes, belles, & non traînantes à terre. Car le princi-
24. 6-]-']^ suppr. & excellens
30. 6j-j) vers au lieu rfe envers
31. 67-y^ suppr. eulx
34. 67-7J de ces derniers nw lieu de ceux cy
35. 67-7J en l'abondance de tant de livres empoullez & fardez au lieu de en telle fourmilière
36. 71-75 libraires a« /(Vm rfe librairies
1. C.-à-d. aux bibliothèques (sens courant au xvi' siècle)
2. Pour tout ce qui précède, depuis « les Muses... filles de Jupiter », cf. l'Ode à Michel de l'Hospital, t. III, p. 118. Ronsard a mis ici en prose une partie de cette ode, de la strophe 14 a l'épode 18.
6 ABBREGE
pcil poinct est l'invention, laquelle vient tant de la bonne nature, que par la leçon des bons & anciens autheurs '. Et si tu entreprens quelque grand œuvre tu te montreras religieux & craignant Dieu, le commençant ou par son
50 nom ou par un autre qui représentera quelque efFect de sa majesté, à l'exemple des Poètes Grecs, Mt,v'.v oetoe ôéa, "Av8pa [jloi Ivvere [JLO'jaa*, 'Ex Atbç àpj(^(o{Ji£(i6a, 'Apjç^ô- [xsvoç (T£o (i>o~.&s^. Et noz Romains, ^neadum genitrix, Musa mihi causas memora*. Car les Muses, Apollon,
55 Mercure, Pallas & autres telles deitez ne nous repré- sentent autre chose que les puissances de Dieu, auquel les premiers hommes avoyent donné plusieurs noms pour les divers efFectz de son incompréhensible majesté. Et c'est aussi pour te montrer que rien ne peut estre ny
60 bon ny parfaict, si le commencement ne vient de Dieu. Apres tu seras studieux de la lecture des bons poètes, & . les apprendras par cœur autant que tu pourras. Tu seras laborieux à corriger & limer tes vers, & ne leur pardon- neras non plus qu'un bon jardinier à son ante, quand il
65 la voit chargée de branches inutiles ou de bien peu de
47. ^7-7^ de au lieu de par
48. 6j-jj suppr. Et 54. «Sj suppr. Car
1. La leçon, c.-à-d- la lecture (sens courant au xvi° s.). — Opinion moyenne, qui vient d'Horace, Epht. ad Pis., 408-411. Cf. Du Bellay, Dcff. et IIL, II, ch. XI (éd. Chamard). Ailleurs, Ronsard, qui s'est maintes fois vanté d'être né poète, a insisté sur la nécessité de posséder « une excellente félicité de nature » pour mériter vraiment le nom de poëte. Mais aussi les pages abondent où il s'est glorifié de son labeur acharné d'humaniste et d'interprète des poète? grecs, latins, italiens et néo-latins.
2. Débuts de V Iliade et de V Odyssée.
3. Débuts de ÏEhge de Ptolèmée (idylle xvii de Théocrite) et des Ar- gonauliques d'ApoUonios de Rhodes.
4. Débuts du poème de Lucrèce et de YEneide de Virgile. Tout ce passage, depuis « Et si tu entreprends » est à rapprocher de la préface posthume de la Franciade.
DE L ART POËTIQ.UE FRANÇOIS 7
prouffict'. Tu converseras | doucement & honnestement [3 v°' avecque les poètes de ton temps. Tu honoreras les plus vieux comme tes pères, tes pareilz comme tes frères, les moindres comme tes enfans, & leur communiqueras tes
70 escritz : car tu ne dois jamais- rien mettre en lumière qui n'ayt premièrement esté veu & reveu de' tes amis, que ' tu estimeras les plus expers en ce mestier*, afin que par telles conjonctions & familiaritez d'espritz, avecque les lettres & la bonne nature que tu as, tu puisses facilement
75 parvenir au comble de tout honneur, ayant pour exemple domestique les vertus de ton père, qui non seulement a surpassé en sa langue Italienne les plus estimez de ce temps, mais encore a faict la victoire douteuse entre luy & ceux qui escrivent aujourdhuy le plus purement &
80 doctement au vieil langage Romain 5. Or pour ce que tu
70, ^7-7i svppr, jamais 74. 6j-7^ suppr. bonne
i'. C'est ce que Ronsard a fait lui-même avec un esprit de sacrifice digne de tous éloges, que l'on a même parfois trouvé excessif. Cf. mon Ronsard poète lyrique, p. 271 à 286.
2. A rapprocher de ce que Ronsard a dit ailleurs de la consultation du public et surtout de celle des amis (prem. préface des Odes, 1550, et préfaces de la Franciade, 1572 et 1573). Cf. Du Bellay, Deff. et lllustr., II, ch. XI (éd. Chamard, p. 305).
3. Il s'agit de Bartholomeo Del Bene, qui a écrit deux odes en l'hon- neur de Ronsard (reproduites dans l'éd. Blanchemain, t. II, p. 580 ; IV, p. 359), et auquel Ronsard adressa une élégie très élogieuse (Bl. IV, p. 336) :
Del Bene, second Cygne après le Florentin.
Voir une bonne étude sur ce poète, publiée en français par C. Couderc dans le Giornale storico délia litleratura italiaita, t. X\'II, Turin, 1891. — D'après Ant. de Baïf (éd. Marty-Lavcaux, IV, p. 375) il était gen- tilhomme servant de Madame de Savoie (Marg. de France, sœur de Henri II, devenue duchesse de Savoie par son mariage avec le duc Phi- libert en 1359). — Le 20 août 1366, Passerai écrivait à Ronsard à pro- pos du bruit qui courait de sa mort : « ...mais les lettres du seigneur d'Elbene, père de Monsieur de Hautecombe, m'apportèrent depuis un incroyable plaisir, m'asseurant que ce bruit estoit faux et que commen- ciez à recouvrer votre bonne santé ». Il y avait donc entre ces poètes d'étroites relations.
8 ABBREGÉ
as desja la cong^noissance de la langue Grecque & Latine, & qu'il ne reste plus que la Françoise, laquelle te doibt estre d'autant plus recommandée qu'elle t'est maternelle ', je te diray en peu de paroles ce qu'il me semble le plus
85 expédient^ & sans t'esgarer par longues & fâcheuses
forestz, je te meneray tout droict par le sentier que
j'auray congneu le plus court, afin que aysément tu
reguaignes ceux qui s'estansles premiers mis en chemin,
I te pourroyent avoir aucunement devancé^. Tout ainsi
90 que les vers Latins ont leurs piedz, comme tu sçais, nous avons en nostre Poésie Françoise, de laquelle je veux | [4] traicter icy, une certaine mesure de syllabes, selon le dessein des carmes 3 que nous entreprenons composer, qui ne se peut outrepasser sans offencer la loy de nostre
95 vers, desquelles mesures & nombre de syllabes, nous traiterons après plus amplement. Nous avons aussi une certaine cassure de la voyelle e, laquelle se mange toutes les fois qu'elle est rencontrée d'une autre voyelle ou diftongue, pourveu que la voyelle qui suit e n'ait poinct
100 la force de consonne +. Apres, à l'imitation de quelqu'un
88. 71-7^ au chemin
95. 8^. nombres au lieu de nombre
99. 6j-y^ n'aye au lieu de n'ait
100. 6y-j) à mon imitation au lieu de à l'imitation de quelqu'un de ce temps
1. Le père d'Alfonse Del Bene, marié à une fille de Giuliano Buo- naccorsi, trésorier de France, avait été naturalisé Français le 23 juin 1533 (Actes de François [^', t. II, u° 5978). Cf. Emile Picot, Les Ita- liens en France au XVI' s., t. I, p. 88 et suiv.
2. C.-à-d. en quelque façon devancé.
3. C.-à-d. des pièces de vers (du latin carmeti).
4. Il s'agit de l'élision de l'e muet final devant un mot commençant par une voyelle, à n'importe quelle place du vers. La règle de la coupe féminine (« fasclieux & rude geôlier », dit Du Bellay dans la Décence, II, ch. vu) n en est qu'un cas particulier; elle est due au rhétoriqueur Jean Lemaire, qui l'apprit à Cl. Marot. Cf. mon Ronsard poète lyrique, p. 765.
DE LART POÉTIQUE FRANÇOIS 9
de ce temps ', tu feras tes vers masculins & fceminins tant qu'il te sera possible, pour estre plus propres à la Musique & accord des instrumens, en faveur desquelz il semble que la Poésie soit née : car la Poésie sans les ins-
loj trumens, ou sans la grâce d'une seule ou plusieurs voix, n'est nullement aggreable, non plus que les instrumens sans estre animez de la mélodie d'une plaisante voix 2. Si de fortune tu as composé les deux premiers vers mas- culins, tu feras les deux autres fœminins, &. parachèveras
iio de mesme mesure le reste de ton Elégie ou chanson, afin que les Musiciens les puissent plus facilement accor- der'. Q_uant aux vers lyriques, tu feras le premier cou- plet à ta volonté, pourveu que les autres suyvent la trace du premier •^. Si tu te sers des noms propres des Grecs
115 & Romains, tu les tourneras à la terminaison Françoise, autant que ton langage le permet : car il y en a beaucoup qui ne s'y peuvent nullement tourner'. | Tu ne rejette- [4 v°] ras point les vieux motz de noz Romans, ains les choi-
117-18. 6j-y^ Tu ne dois rejetter les mots de noz vieux Romans, ains les choisir
1. Dans les éditions suivantes, R. ne s'est pas contenté de cette for- mule modeste et libérale; il n'a pu résister au plaisir de rappeler qu'il était, sinon l'initiateur, du moins le principal auteur des lois qui suivent.
2. Cette alliance de la Poésie et de la Musique est le fondement des deux lois rv-thmiques qui suivent et qu'il faut nettement distinguer.
3. Loi de l'alternance des rimes masculines et des rimes féminines dans les pièces à rimes plates ou suivies, telles que Satires, Elégies, Epitres, Discours, Tragédies. Poème épique.
4. Loi de la régularité strophique intégrale dans les vers lyriques proprement dits, telles que Odes, Psaumes, Chansons. Dans la phrase précédente, R. a employé improprement le mot chanson, car ce terme s'applique généralement à des pièces strophiques et convient à des odes familières. Sur la genèse de ces lois et la part que Ronsard a prise à leur établissement définitif, voir mon Ronsard poète lyrique, j" partie, surtout les pp. 669-685 et ■](i^-~ii<).
5. R. résume ici une page de Du Bellay, T)eff. et Illustr,, II, cb. vr. Il reviendra plus loin sur cette transcription des noms propres, en don- nant des exemples comme l'avait fait son ami.
10 ABBREGE
siras avecques meure & prudente élection'. Tupractique-
I20 ras bien souvent les artisans de tous mestiers comme de Marine, Vennerie, Faucoiuifric, & principalement les arti- sans de feu, Orfèvres, Fondeurs, Mareschaux, Minerailliers, & de là tireras maintes belles & vives comparaisons, avecque les noms propres des mestiers, pour enrichir ton
12$ oeuvre & le rendre plus aggreable & parfaict : car tout ainsi qu'on ne peult véritablement dire un corps humain beau, plaisant & accomply s'il n'est composé de sang, venes, artères & tendons, & surtout d'une plaisante cou- leur : ainsi la poésie ne peut estre plaisante ny parfaicte
150 sans belles inventions, descriptions, comparaisons, qui sont les ners & la vie du livre qui veult forcer les siècles pour demourer de toute mémoire victorieux & maistre du temps *. Tu sauras dextrement choisir & approprier à ton œuvre les mots plus significatifs des dialectes de
155 nostre France, quand mesmement3 tu n'en auras point de si bons ny de si propres en ta nation, & ne se fault
120. 6y-y^ suppr. bien souvent 120. 6j-jj suppr. comme
122. éy-j] ceux qui doivent la perfection de leurs ouvrages aux fourneaux au lieu de les artisans de feu
124. 6j-yj des outils au lieu de des mestiers 126. 6y-y^ suppr. véritablement 128. 8^ xendrons par erreur ly p.
128. 6j-j) nayve au Heu de plaisante
129. 6y-j) plaisante, vive ne parfaite 1^2, 6y-yj suppr. & rpaistre
154. 6y-y) les vocables au lieu de les mots
135-57. 6j-yj quand ceux de ta nation ne seront assez propres ne signifians, & ne se faut soucier s'ils sont (71-7^ suppriment &)
1. Ici encore R. reprend un conseil de la Deffence, II, ch. vi. Il y reviendra plus loin et dans la troisième préface de la Franciade, où il semble regretter l'absence d'un lexique de nos anciens romans.
2. Avec l'enrichissement de la langue, celui du style. L'introduction des termes techniques dans la poésie est un des points capitaux du pro- gramme de la Pléiade. R. reprend eucore ici un conseil de la Deffetice, II, ch. XI. Il y reviendra dans la troisième préface delà Franciade.
5. C.-à-d. quand surtout.
DE l'art POËTiaUE FRANÇOIS II
soucier si les vocables sont Gascons, Poitevins, Nonnans, Manceaux, Lionnois ou d'autre pais, pourvéu qu'iizsovcnt bons & que proprement ilz signifient ce que tu veux
40 dire, sans affecter par trop le parler de la court, lequel est quelquesfois tresmauvais pour estre le langage de damoi- sellesôc jeunes gentilzhommes qui font plus de profession de bien combattre que | de bien parler'. Et noteras que [5] la langue Grecque n'eust jamais esté si faconde & abon-
[45 dante en dialectes & en motz comme elle est, sans le grand nombre de republicques qui fleurissoyent en ce temps là, lesquelles comme amoureuses de leur bien propre, vouloyent que leurs doctes citoyens escrivissent au langage particulier de leur nation, & de là sont venuz
[50 une infinité de dialectes, frases & manières de parler, qui portent encores aujourd'huy sur le front la marque de leur païs naturel, lesquelles estoyent tenues indifféremment bonnes par les doctes plumes qui escrivoyent de ce temps là : car un païs ne peult jamais estre si parfaict en tout
[55 qu'il ne puisse encores quelquefois emprunter je ne sçay quoy de son voisin, & ne fais point de doute que si il y avoit encores en France des Ducs de Bourgongne, de Picardie, de Normandie, de Bretaigne, de Champaigne, de Gascogne, qu'ilz ne désirassent pour l'honneur de leur
160 altesse, que leurs subjectz escrivissent en la langue de leur païs naturel : car les Princes ne doivent estre moins
139. éy-j^ ils expriment au lieu de ilz signifient
158. ôj-y^ suppr. la préposition de devant les noms de provinces qui suivent Bourgogne
159. 67-7_j pour un extrême honneur au lieu de pour l'honneur de leur altesse
I. R. a plus d'une fois préconisé et pratique l'usnge des dialectes pro- vinciaux. Sur ce moyen d'enrichir la langue littéraire au xvi" siècle, voir Marty-Laveaux, Langue de la Pléiade, I, 552 et suiv. ; Fcrd. Brunot, Hist. de la langue Jr., II, 174 et suiv.
12 ABBREGÉ
curieux d'agrandir les bornes de leur empire, que d'estendre leur langage par toutes nations • : mais aujour- d'huy pour ce que nostre France n'obeist qu'à un seul i6s Roy, nous sommes contraincts si nous voulons parvenir à quelque honneur, de parler son langage, autrement nostre labeur, tant fust il honorable & parfaict, seroit estimé peu de chose, ou (peult estre) totalement mes- prisé*.
De l'invention. [5 "v'
170 Pource qu'au paravant j'ay parlé de l'invention, il me semble estre bien à propos de t'en redire un mot. L'in-
162-65. è^-T] les bornes de leur Seigneurie, que d'estendre à l'imi- tation des Romains le langage de leur pays par toutes nations
165. Ti-Ti suppr. nous
166. 71-7; siippr. de
166. 71-7^ son langage courtizan
167. 71-7) tant docte qu'il soit au lieu de tant fust-il honorable & parfaict
169. 6y-y) ajoutent : Et pour-ce que les biens & faveurs viennent de tel endroit, il faut bien souvent ployer sous le jugement d'une damoy- selle, ou d'un jeune courtizan, encores qu'ils se connoissent d'autant moins en la bonne & vraye Poésie qu'ils font exercice des armes & autres plus honorables mestiers.
171. 67-j} bien à propos de t'en refraischir la mémoire par un petit mot
1. Tel est le texte des éditions du xvi' siècle. Or Ronsard a voulu dire le contraire, d'après le contexte et plusieurs passages de ses Œuvres où il exprime la même idée (v. par ex. le début du Satyre). Aussi les éditeurs des Pièces retranchées et à leur exemple Blanchemaiu, ont-ils ren- versé ainsi les termes de cette phrase : « car les Princes ne doivent estre moins curieux d'esteudre leur langage par toutes nations que d'agrandir les bornes de leur Empire. »
2. Le contraste est grand entre ces lignes et les préfaces des Odes de 1550, surtout le Suravertissement (v. mon t. l,p. 50 et 57). Depuis cette époque, surtout à partir de 1555, sur les conseils de ses amis L'Hospi- tal, Jean Morel et autres, R. n'avait pas cessé de faire des concessions à la Cour, soit sur la question du style, soit sur celle du vocabulaire. Mais ce n'était pas sans regrets, témoin le ton de ce passage, l'addition de 1567 et le Caprice, écrit vers la fin de sa vie.
DE l'art POËTiaUE FRANÇOIS I3
vention n'est autre chose que le bon naturel d'une imagi- nation concevant les Idées & formes de toutes choses qui se peuvent imaginer tant célestes que terrestres, animées
17$ ou inanimes {sic), pour après les représenter, descrire & imiter : car tout ainsi que le but de l'orateur est de per- suader, ainsi celuy du Poëte est d'imiter, inventer, & re- présenter les choses qui sont, qui peuvent estre, ou que les anciens ont estimé comme véritables : & ne fault point
180 douter, qu'après avoir bien & hautement inventé, que la belle disposition de vers ne s'ensuyve, d'autant que la disposition suit l'invention mère de toutes choses, comme l'ombre faict le corps. Quand je te dy que tu inventes choses belles & grandes, je n'entends toutesfois cesinven-
185 tions fantasticques & melencoliques, qui ne se rapportent non plus l'une à l'autre que les songes entrecoupez d'un frénétique, ou de quelque patient extrêmement tourmenté de la fièvre, à l'imagination duquel, pour estre blessée, se représentent mille formes monstrueuses sans ordre ny
190 liayson : mais tes inventions, desquelles je ne te puis donner reigle pour estre spirituelles, seront bien ordon- nées & disposées : & bien qu'elles semblent passer celles du vulgaire, elles seront tou | tesfois telles qu'elles pour- [é] ront estre facilement conceues & entendues d'un
195 chascun '.
175. 67-y} ou inanimées
178. 6y-y^ les choses qui sont ou qui peuvent estre vraisem- blables
179. 6j-j) suppr. le mot point 193. 71-7^ suppr. elles
I. Ce passage, depuis « Quand je te dy... », s'inspire d'Horace, Epist ad Pisones, début. R. est revenu plus d'une fois sur cette idée toute clas- sique, notamment dans les préfaces de la Franciade. Cf. mon édition de la Vie de Ronsard, pp. 39, 197 et suiv.
14 ABBREGE
La disposition.
Tout ainsi que l'invention despend d'une gentille na- ture d'esprit, ainsi la disposition despend de la belle invention, laquelle consiste en une élégante et parfaicte collocation & ordre des choses inventées, & ne permet
200 que ce qui appartient à un lieu soit mis en l'autre, mais se gouvernant par artifice, estude& labeur, ajance& ordonne dextrement toutes choses à son poinct'. Tu en pourras tirer les exemples des autheurs anciens & de noz mo- dernes qui ont illustré depuis quinze ans nostre langue,
205 maintenant superbe par la diligence d'un si honorable labeur. Heureux & plus que heureux, ceux qui cultivent leur propre terre, sans se travailler après une estrangere, de laquelle on ne peult retirer que peine ingrate & mal- heureuse, pour toute recompense & honneur. Quiconques
210 furent les premiers qui osèrent abandonner la langue des anciens pour honorer celle de leur païs, ilz furent vérita- blement bons enfans & non ingratz citoyens, & dignes d'estre couronnez sur une statue publicque, & que d'aage en aage on face une perpétuelle mémoire d'eux & de
215 leurs vertus 2.
S"]-"]^ litrt du paragraphe De la disposition 206. 6j-7^ Heureux & presque Dieux 211. 67-75 des anciens Grecs & Romains
215. 6j-y^ ajoutent : non qu'il faille ignorer les langues estrangeres, je te conseille de les scavoir perfaictemeut, & d'elles comme d'un vieil
1. Encore un souvenir d'Horace, op. cit., vers 40 sqq.
2. Allusion à l'œuvrede Ronsard et de ses amis poètes, qui à l'exemple de Cl. Marot et de Jean Lemaire avaient adopté uniquement le français comme langue littéraire (sauf Dorât, auteur d'une foule de vers grecs et latins. Muret, auteur des Juvenilia et Du Bellay lui-même, qui avait écrit à Rome ses Poëmata, en dépit de sa Deffence et Illustration de la langue franfaise). — Cf. le passage contre les « latincurs et grccani- seurs » dans la préface posthume de la Franciade.
DE l'art POËTiaUE FRANÇOIS 15
De l'elocution. [é v°]
Elocution n'est autre chose qu'une propriété & splen- deur de paroles bien choisies & ornées de graves & courtes sentences, qui font reluyre les vers comme les pierres précieuses bien enchâssées les doigts de quelque
o grand Seigneur. Soubsl'Elocution se comprend l'élection des paroles, que Vergile & Horace ont si curieusement observée'. Pource tu te doibs travailler d'estre copieux en vocables, & trier les plus nobles & signifians pour servir de ners & de force à tes carmes, qui reluy-
5 ront d'autant plus que les mots seront significatifs, propres & choisis. Tu n'oubliras les comparaisons, les descriptions des lieux, fleuves, forests, montaignes, de la nuict, du lever du Soleil, du Midy, des Vents, de la Mer, des Dieux & Déesses, avecques leurs propres me-
o tiers, habits, chars, & chevaux : te façonnant en cecy à l'imitation d'Homère, que tu observeras comme un divin exemple, sur lequel tu tireras au vif les plus parfaictz lineamens de ton tableau.
trésor trouvé soubz terre, enrichir ta propre nation : car il est fort ma- laisé de bien escrire en langue vulgaire, si on n'est perfaictement, à tout le moins médiocrement instruit» en celles des plus honorables & fameux estrangers
217. 8) par erreur iyp. ordonnées au lieu de ornées
222. éj-/^ tu te doibs travailler estre copieux
225-26. 67-73 significatifs & choisis avecques jugement
j. C.-à-d. soigneusement pratiquée.
2. Dans l'addition de 67, médiocrement = moj-ennement. R. entend par « langues estrangeres » le grec et le latin, aussi bien que l'italien. Cf. la première préface des Odes et la préface posthume de la Franciade.
iC ABBREGE
De la POESIE EN GENERAL.
Tu doibs sçavoir sur toutes choses que les grands
235 poëmes ne se commencent jamais par la première occa- sion du faict, ny ne sont tellement ac | complis, que le [7] lecteur espris de plaisir n'y puisse encores désirer une plus longue fin, mais les bons ouvriers le commencent par le milieu, Scscavent si bien joindre le commencement
240 au milieu, & le milieu à la fin, que de telles pièces rap- portées ilz font un corps entier & parfaict'. Tu ne commenceras jamais le discours d'un grand poësme, s'il n'est esloigné de la mémoire des hommes, & pour ce tu invoqueras la Muse, qui se souvient de tout, comme
245 Déesse, pour te chanter les choses dont les hommes ne se peuvent plus aucunement souvenir 2. Les autres petitz poësmes veulent estre abruptement commencez, comme les odes lyriques, à la composition desquelz je te conseille premièrement t'exerciter, te donnant de garde sur tout
250 d'estre plus versificateur que poëte : car la fable & fiction est le subject des bons poètes, qui ont esté depuis toute mémoire recommandez de la postérité : & les vers sont seulement le but de l'ignorant versificateur, lequel pense avoir faict un grand chef d'oeuvre, quand il a composé
255 beaucoup de carmes rymez, qui sentent tellement la prose, que je suis esmerveillé comme noz François daignent imprimer telles drogueries, à la confusion des
241. 71-7^ suppr. ilz
246. 6j-j) ne se peuvent nullement souvenir
249. 67-7J te rompre & façonner au Heu de t'exerciter
1. Cf. la première préface et !a préface posthume de la Franciade.
2. Cf. la préface posthume de la Franciade : « Tu noteras encore.., »
DE L ART POÉTiaUE FRANÇOIS I7
autheurs, & de nostre nation '. Je te dirois icy particu- lièrement les propres subjectz d'un chascun poësme, si !6o tu n'avois desja veu l'art poétique d'Horace, & d'Aris- tote, ausquelz je te cognois assez médiocrement versé ^. Je te veux advertir de fuir les epi | thetes naturelz, qu'ilz [7 v^] ne servent de rien à la sentence de ce que tu veux dire, comme la rivière coulante, la verde ramée : tes epithetes 265 seront recherchez pour signifier & non pour remplir ton carme ou pour estre oyseux en ton vers : exemple, Le ciel voûté encerne tout le monde. J'ay dit voûté, & non ardant, clair ny hault ny azeuré, d'autant qu'une voûte est propre pour embrasser & encerner quelque chose : 270 tu pourras bien dire. Le bateau va de sur Fonde coulante, pour ce que le cours de l'eau faict couler le bateau. Les Romains ont esté trescurieux observateurs de ceste règle & entre les autres Virgile & Horace : les Grecs, comme en toutes choses appartenantes aux vers, y ont esté plus 275 libres, & n'y ont advisé de si près 3. Tu fuiras aussi la manière de composer des Italiens en ta langue, qui mettent ordinairement quatre ou cinq epithetes les uns après les autres en un mesme vers, comme aima, bella, angelica & fortunata doua : tu vois que de tels epithetes
262. (?j qui ne servent
264. ôj-j^ la verde ramée Se infiais autres
1. L'aversion de Ronsard et de Du Belky pour les simples versifica- teurs, qu'ils appellent ailleurs dédaigneusement des « rimeurs », est un des traits caractéristiques de leur école. C'est par là surtout qu'elle se distingue des deux écoles précédentes, celle des Rhétoriqueurs et celle des Marotiques. Cf. la Deffence et lllustr., 11, ch. xi. Voit encore la pré- face posthume