TEL QUEL
DU MEME ALiTELK
Aux éditions de la N. R. F
La jkunk PAnQui; (i<,)i7).
iNinouuCTioN A LA MihuoDi; DE I.ûu.NAiii) i)i; A'iNci.
Cn\nMES (l<)3 3).
EuPAi.iNOS OU L'Ai\cuni;cn;, L'Ami-; irr i.a Da.nsi:, Divujgle di:
l'atibre (19/i/i). Variété (iiga-'i). VARii'rriJ II (ixjao). Varikié IJI (193c). Vahiicté IV (io38). Variété V {i-(y!iti). MoNsiKuii Testu (1937).
Discours du IIécuptioiv a L'AmuÉMii: Fkam.iaisl (1927). MoRCUALX Choisis (iy3o). Réponse au Discours de Réception a l'Académie Française de
M. Le M\réciial Pétun (i'fh3i). L'Idée fixe (ngSa).
Discours e.v l'honnf.ur de cœniE iuj'i?.). SÉM1RAM1S (i<)3/)).
Pièces sur l'Art, édition revue et augmentée (i«)30). La jeune Parque, commentée par Ai,\in (i'936). Préface a l'antuolocie des poètes de la N. R. F. (190O). Degas. Danse. Dessin (11938). Discours aux Chirurgiens (1.988). Mélange (19/11). Tel Quel 1 (ig4i). Tel Quel II (19/13).
Poésies, nouvelle édition revue et augmentée (1942). Mauvaises pensées et autres (1942). Œuvres de Paul Valéry en douze volumes. (En cours de
publication).
Sous presse :
Monsieur Teste, nouvelliî édition augmentée de fragments iné- dits.
Chez d'autres éditeurs :
Regards sur le Monde Actuel. Discours sur la diction des Vers.
yifeet-
PAUL VALÉRY
dp I Académie Française
TEL QUEL
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GALLIMARD mjc-hMiliétne édition
Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous les pays y compris la Russie.
Copyright by Librairie Gallimard, ig43.
RHUMBS
TslOTE
Ce nom marin de Rhumbs a intrigué quelques personnes, — de celles, je pense, pour qui les dic- tionnaires n'existent pas.
Le Rhumb est une direction définie par l'angle que fait dans le plan de l'horizon une droite quel- conque avec la trace du méridien sur ce plan. Rhumb est français depuis fort longtemps. Voiture a employé ce mot. Il existe même un verbe arru- mer, car Rhumb s'est écrit parfois rumb et parfois rum.
Pourquoi ce nom sur un recueil d'impressions et d'idées? Comme l'aiguille du compas demeure assez constante, tandis que la route varie, ainsi peut-on regarder les caprices ou bien les applica- tions successives de notre pensée, les variations de notre attention, les incidents de la vie mentale, les divertissements de notre mémoire, la diversité de nos désirs, de nos émotions et de nos impulsions — comme des écarts définis par contraste avec je
TEL QUEL
ne sais quelle constance dans l'intention profonde et essentielle de l'esprit, — sorte de présence à soi- même qui l'oppose à chacun de ses instants. Les remarques et les jugements qui composent ce livre me jurent autant ^'écarts d'une certaine direction privilégiée de mon esprit : d'où Rhumbs
P. V.
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AU HASARD ET AU CRAYON
à Valéry Larbatid.
Gcnes, ville de chats. Coins noirs.
On assiste à sa construction continuelle du 13* au 20*.
Cette ville toute visible et présente à elle-même ; continuellement familière avec sa mer, sa roche, son ardoise, sa brique, son marbre ; en travail per- pétuel contre sa montagne. — Américaine depuis Colomb.
Ennui prodigieux des choses d'art — moindre a Gènes.
Collines coniques, coiffées d'un sanctuaire — vert sombre.
Hochets roses, petites dents claires, maisonnettes logées.
Pentes à 45°, cônes et ombres.
II
TEL QUEL
Derrière, le mont Fascie, couleur grisâtre et rosâtre générale de l'éléphant.
Ruelles. Ici, les enfants innombrables jouent autour des pauvres p... nues ou demi-nues, à vendre devant leur chambre ouverte. Il y a une prostitution analogue au petit commerce des rues. Elles vendent leur nature comme fait la voisine ses châtaignes, ses figues, ses immenses tartes dorées, farinade de pois chiches. On marche dans la vie épaisse de ces sentes profondes comme on entre- rait dans la mer, au fond noir d'un océan étrange- ment peuplé.
Sensation de contes arabes. — O odeurs con- centrées, odeurs glacées, drogues, fromages, cafés que l'on grille, cacaos délicieux finement torréfiés dont l'amertume s'exhale... — Passants rapides sur ces marbres striés au ciseau. — Vers les hauteurs, les ruelles grimpent, s'ornent de rubans de briques et galets. — Cyprès, dômes minuscules, frati.
Cuisines odorantes. — Ces tourtes gigantesques, farines de pois chiches, combinaisons, sardines à l'huile, œufs durs pris dans la pâte, tourtes d'épi- nards, fritures. — Cette cuisine très ancienne.
C'est une carrière d'ardoise, Gênes.
Les Navi celle.
Les tartanes de Lavagna — hérissées de cinq
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voiles aiguës qui divergent, — lourdes de briques ou de fruits, lourdes et ailées sur la mer.
^
Monte Fascie : 834 mètres, sa puissance — cou- leur de bure — sa descente par plis très larges et très lents — il domine tout sans s^élancer — il des- cend et ne monte pas. Physionomie monastique et militaire. Pas bavard. — D'un silence et d'un nu, d'un ras et d'^un ton doux sur toute sa masse — qui contient, surveille toute la ville, dont il semble écouter tous les bruits et les coqs et les sirènes, cloches et rugissements vaporeux, sans répondre jamais.
Faire de ces massifs une belle étude topogra- phique. — Heureux celui que l'écriture soulage ! — Quel dessin, quel lever minutieux épuiserait mon regard sur ces lobes et ces niveaux, me déli- vrerait de cette montagne ? —
L'homme répond de toutes ses réponses, s'exo- nère par tous moyens, dessine, peint, — surexcite son dictionnaire. —
Pourquoi ce besoin d'expression ? Qui le ressent en moi ?
Communiquer. Faire durer. Fixer. Reconsti- tuer ?,
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Les cloches d'en face. — Deux sœurs. — Main- tenant je les connais.
Cloches, cloches de Gênes / Tan / tï rïn '/ tan- tan / ... / Tan /.../ / je demeure, l'œil fixe sur la cloche qui à cent mètres d'ici tinte ; détourné et la main arrêtée qui tient la plume prête — à quoi ? Le vide. Et seuls l'intention, le besoin, l'instinct, le fantôme d'écrire. — Écrire quoi ? Le mur rap- pelle à ses losanges le regard.
« Je songe à des écritures parfaites. » Et cette enfantine marque d'ennui, — ce procédé primitif de mettre un bref idéal à l'horizon de chaque ins- tant de paresse, cette impuissance bizarre à laisser paisiblement une journée se perdre ; et le temps, et l'orgueil, et l'être apparent que l'on est, se res- sentir et se souffrir entre eux... tels quels.
Tan/tïrïn/tantan/ — : Cela chante, au lieu de les compter, les heures.
Liquidement, avec une liqueur infinie, tintent ces notes. La grave, les grêles — à tous les étages de l'espace, comme si l'air habité de toutes parts, se grattait... s'épuçait, — se hérissait de sons qu'il s'est trouves...
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Atmosphère dorée de la musique. Tension de la corde. Mydie de l'âme.
Uâme n'a lieu qu'au moment de cette tension. L ame =- événement ?...
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Deux architectures.
L'une dont la vie n'est que pressions et flexions.
L'autre, plus complète, met en jeu tensions, extensions.
Si, dans la première, on coupe des membres horizontaux, l'édifice subsiste.
Itaîianità.
Simplicité de vie — nudité intérieure — besoins réduits au minimum — goût du réel poussé à l'es- sentiel. Fond sombre et légèreté ; mais toujours attentive. — Insouciance et... profondeur. Secret.
Pessimisme tout contredit d'activité. Depretia- tio. Tendance aux limites. — Passage immédiat ad infinitum.
Ipséité. — Aséité.
Avantages et désavantages d'une position en marge.
Promptitude de la familiarité. Se familiariser
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systématiquement. Le devenir familier avec, pre- nant la vigueur d'un principe, — étendu à toutes choses intellectuelles et métaphysiques. Sens du procédé.
Terrasse (poivriers, citrons qui vont mûrir) tout entourée de cloches délicates.
Désœuvrement actif du midi. Excitation solaire.
Epervier jeté dans l'Arno près de Pise, à contre- jour. — Cette nasse blonde entre dans l'eau jaune et chaude (à l'œil).
Mélange du fin réticule et du liquide ; or trouble, ombres de l'homme et de Tengin sur Teau limoneuse dorée.
Le théâtre, couleur de boucherie, étal. —
Mâchoire aux gencives de velours, aux dents qui sont des visages...
L'homme d'affaires. C'est un hybride du dan- seur et du calculateur.
(« Ce fut un danseur qui l'obtint. »)
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RHU MBS
Opéras, fragments isoles par le cadre d'une scène ; défendus par une haie vive de sons vivants, par un fossé de musique, une frise de timbres in- franchissables, impossibles, — contre l'actuel et le prolongement de mes mains, contre mon tou- cher, etc., etc.
Photographie en toi l'impression « d'enchante- ment ».
Flûte de verre, argentin, suspendu, silence sonore.
Frcle et surélevé, flèches, stalactites, cristaux, cristal.
Pas de rouge, loin de tout.
Trop pur, trop fin, trop fragile, trop surélevé, et demeure...
Bagages. Billets. Faire de la monnaie.
— ■ Rien de plus rare que de ne donner aucune importance aux choses qui n'ont aucune impor- tance.
n
{T.EL QUEL
Dans « ma » chambre.
Cette mienne chambre à fenêtre unique, je suis dans un gros œil.
Mouches.
... se laisser — vivre. —
Quoi plus difficile ? —
Activité inexprimable des mouches, des mous- tiques. Véritables grains d'énergie. Sur la vitre bleue toute composée de soleil, on court, on se ren- contre : on s'en va, on y revient avec un petit choc dru et dur et ce bruit de friture d'ailes. Et on n'est jamais trop, ni jamais trop éveillées. Quelle inquié- tude, quelle joie hâtée de courir sur ce beau verti- cal si pur, sur une poussière de diamants fous, sur un parvis de feu et d'atomes ; il faut, avant la mort et le soir, avoir parcouru tous les points de ce car- reau, et par les courbes les plus bizarres. Si cha- cune laissait sa trace...
On a contre elles qu'elles vont sur l'ordure et surtout qu'elles en reviennent. Ce qui les distingue des autres amateurs qui s'y acoquinent.
Mouche, mouche errabonde, importune, inex- plicable, immobile comme pour toujours, image
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du moyen mouvement et de l'équilibre station- naire...
— Mais pour la mouche, pas de temps perdu. Pour l'animal, pas un acte inutile.
Pas un mouvement sans contre-partie dans la comptabilité de sa durée organique.
Fenêtre.
En regardant — la mer — le mur — je vois une phrase, une danse, un cercle. En regardant le ciel, le ciel grand et nu élargit tous mes muscles. Je le regarde de tout mon corps.
'Association d'idées.
A la campagne : sur la terre, un petit cadavre de rongeur long comme mon petit doigt, argenté et saignant ; un pas plus loin, le squelette d'une petite aile où tient encore un plumage vert sombre.
Puis un grand arbre me fait penser aux cristalli- sations. La symétrie est un fait tout général. Loi de Curie.
Erreur ridicule de Rousseau : — Prendre pour vérité une envie d'aller aux champs. — Prendre
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un mouvement et un moment de mouvement pour un « idéal ».
Celui qui, enchaîné à la ville, désire l'arbre et l'odeur des terres — - il appelle Nature la cam- pagne. Mais il y a d'atroces campagnes et il la voit toute fraîche et toute bonne.
L'imagination du désir ne voit jamais qu'un coin, — un fragment favorable des choses... Qui voit tout ne désire rien et tremble de bouger.
Je ne puis penser que la « Nature » était incon- nue avant Rousseau ; ni la méthode avant Des- cartes ; ni l'expérience avant Bacon ; ni tout ce qui est évident avant quelqu'un. -^
Mais quelqu'un a battu le tambour.
Tantôt le pays dans la fenêtre n'est qu'un ta- bleau pendu au mur ; tantôt la chambre n'est qu'une coque parmi les arbres qui m'empêche de voir le tout, non d'y être. Elle n'est qu'un accident de perspective, comme une feuille cache un vil- lage.
Une pendule fée ; et toutes fois que l'on écoute le toc du balancier, elle s'arrête, elle ne peut mar- cher que dans ma demi-conscience, dans les bas côtés du présent ; — entendue et non écoutée ; — vue et non regardée. — Elle ne peut compter que le temps de mon absence.
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Et une autre horloge ne travaille que sous ma garde. Si je m'en désintéresse, si je n'en soutiens la vie et le battement, et ne la sustente de ma pré- sence — de mon attente — de ma prière ^ — elle s'arrête.
Moïse aux bras tendus vers Dieu, tant que se? membres épuisés demandent par une fatigue et une douleur insupportables la victoire de son peuple qui frappe, fléchit, chancelle, et va succom- ber sous son visage dans la plaine de Raphidim, maintient la fortune des armes en équilibre.
Rêve de Psychologue.
Je rêvais d'être condamné à mort. Mais je pou- vais m'en tirer, si seulement je parvenais à me faire oublier par quelqu'un, — roi, juge ou bour- reau ..^
Celui qui caresse un chat, indéfiniment, comme s'il l'aimantait, s'astreint et s'habitue à cette molle manœuvre. Il se He, mais se pouvant délier, c'est un jeu. Le jeu c'est : l'ennui peut délier ce que l'entrain avait lié. •
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Impression parisienne : Un colosse — (anglais ou allemand) regarde les plumes, les rubans, les riens riches et les miracles de la main, — avec le plus profond sérieux. Il étudie, suppute les prix, je pense. Il fait une étude très pesante, rue de la Paix...
Suresncs. ii mai 191 2. — Au matin, vu du bois cet étrange quai de Suresnes — si plat au delà de l'eau unie. — Plus de vingt cheminées d'usines merveilleusement placées par le hasard pour le point où je me suis arrêté, avec des écarts et des hauteurs comme choisis, sont là, portant leurs énormes touffes crépues couleur de cendre. — L'eau hésite, balbutie, s'excuse à mes pieds, se ren- gorge. —
Je me trouve délicieusement tiraillé en divers sens par les mouvements ici donnés — fumées par le vent poussées — dont la contrariété douce et générale me fait homme, et sentir que je suis centre.
La conscience semble un miroir d'eau d'où tan- 22
RHUMBS
tôt le ciel, tantôt le fond, viennent vers le specta- teur : et souvent l'eau nue et accidentée fait une foule de miroirs et de transparences, une inextri- cable image d'images.
PerroS'Guirec.
Ce pays, on y sent bien nettement que nous vivons sur des décombres.
Choses brisées et leurs débris usés. Littoral rompu.
Brisure et puis usure, et bruits de l'usure.
Bruit perpétuel de la dégradation ou violente ou oatiente.
Mais ces voix d'enfants, ces cris, ces chocs dans la maison de granit et de sapin près de la mer... Ces sursauts de l'ouïe dont le chant de cuisson et de frisson, le soyeux et homogène froissement forme la base, ou la basse continue, donne aussi l'idée, au possesseur de l'oreille philosophique, — sous l'apparence de vie, de vacarme et de jaillis- sement, — d'une dissipation, dépense.
Perros.
L'âge de ces corps dépend de leur dimension et de leur figure.
Ce grain de sable plus vieux que ce galet, ce
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galet que le roc ; Tœuf de granit plus vieux que l'arête vive ; la goutte d'eau plus antique que le grain gris.
Mais ces vieillesses sont relatives, et chacune dans une histoire particulière.
Vent.
Hors d'elles, toutes révoltées, rebroussées, elles
Feuilles gémissent et les rames bousculées
Toutes chargées et chavirées — •.
Disent éperdument : Non !
Non. On les emporte à l'extrême sud de leur groupe.
Tout le corps de l'arbre se hérisse...
Toutes les feuilles fuient jusqu'à la plus voisine de chacune...
Un torrent des plus fins. — ■ Une massivité, une plénitude presse. — Le bruit d'un sablier, d'un passage ?
L'envie et la peur de partir. — Mille petits ■mouchoirs verts agités.
Mais dès qu'elles quittent l'arbre, emportées, elles ne trouvent plus le vent.
Minutes.
r-TT Le vent perce. Le feu craque. Le papier d'or
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illumine mes yeux. Les coins dorment dans leur noir. — Quel est mon lien ?
— Je suis sur la pente. Mes pieds dans un sable descendent ensemble avec lui. Les très jeunes co- quilles craquent par mille, tendrement. Mes yeux démontent dans l'équateur une constellation mi- nuscule.
La Toilette.
Au matin, secouer les songes, les crasses, les choses qui ont profité de l'absence et de la négli- gence pour croître et encombrer ; les produits naturels, saletés, erreurs, sottises, terreurs, han- tises.
Les bêtes rentrent dans leur trou.
Le Maître rentre du voyage. Le sabbat est dé- concerté.
Absence et présence.
lîr
Petit Café.
Obscur petit café, secourable, secret, paradis de pureté et de pensées.
Asile de pierre creuse d'une belle pâleur avec miroirs, tu es bon pour le voyageur, four d'ombre et de fraîcheur, voûte en berceau très doux...
Il n'y a que moi dans cette grotte. Moi et les « Débats » sur une table du fond.
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TEL QUEL
Un génie en habit noir, barbouillé de barbe bleuâtre... Il s'ennuie tant dans sa solitude ! M'apporte un tabouret. Il m'apporterait quoi que ce soit. Je comprends qu'il vit dans un monde ima- ginaire.
Je me sens client abstrait, essence de client.
Viens, et embaume l'air ! — Fume et parfume, amer chocolat qui rêves de biscottes torréfiées !...
Tout à l'heure, après trop de cigarettes, nous songerons à requérir de ce vague penseur gras et mal rasé, une de ces glaces au citron qui brûlent de froid les lèvres et la langue...
Libre enfin des musées !
Les collections, contraires à l'esprit ; le harem à l'amour.
On est fatigué des disputes de ces dames sul- tanes. La somme de toutes ces beautés est absurde, accablante. Une assemblée d'objets exceptionnels, une foule de singuliers ne peut plaire qu'à des marchands, séduire que des insensibles qui se croient sensibles, et des gens crédules. Un œil spi- rituel ne verrait point de visiteurs dans les galeries, mais des adjectifs errants. Après tout, l'objet de l'artiste, l'unique objet, se réduit-il à obtenir une épithète...
Ce chocolat est d'un goût sévère qui convient à ce lieu vide et plaît à mon humeur. Une cuillerée, — une pensée, — une cuillerée — une bouffée,
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— une gorgée d'eau glacée, — et cette suite de jugements :
Les musées sont odieux aux artistes.
Ils n'y entrent que pour souffrir, ou espionner, dérober des secrets militaires.
S'ils jouissent, c'est par l'atrocité de leurs mé- pris.
Peindre les horribles souffrances de l'envie artiste.
Michel-Angelo, s'il l'eût osé, eût empoisonne. Scène qu'il fait à Léonard. Ce qu'elle implique.
Lionardo n'était jaloux que de ses idées.
Un homme de talent, devant moi émerveillé, apprenant la mort ou la démence, — je ne sais plus, — d'un écrivain plus connu et plus récom- pensé que lui, se laisse dire vivement : Tant mieux... C'est bien mon tour à présent.
On ose écrire des histoires des lettres ou de l'art sans souffler mot de ces choses-là, sans approfon- dir. L'art est aussi mauvais que l'amour. L'art et l'amour sont criminels en puissance, — ou ne sont pas.
Tout ce qui vient des dieux met des enfers dans l'homme.
Ce café est vraiment délicieux. On voit d'ici la chaleur vibrante sur les dalles de la rue. Je caresse en frissonnant la carafe glaciale. — Une trentaine de mouches suspendues à leur mouvement dans
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l'espace créent un système planétaire et un mur- mure statistique indifférent.
Ici l'esprit abruti par les chefs-d'œuvre aime à exister, s'élève, et évalue. Tout ce que les hommes ont fait, font et feront, lui sonne comme ce bruit local et circonscrit du fourmillement ailé de trente insectes. Le corps hausse imperceptiblement les épaules. Ce haussement lui-même, qui condamne les humains, est assez mal reçu. Il est impossible à la justice qui est en moi, de ne pas voir la nécessité de mon sentiment.
— Les fleurs de la fleuriste nichée sous la grande porte du palais qui est en face dispensent à toute personne des messages et songes d'amour. Ce qui n'arrivera jamais, ce qui ne peut pas être, embaume, a un parfum.
Je trace des figures de géométrie sur le marbre du guéridon où la pointe du crayon est si heu- reuse, si libre.
— Et que me fait la nécessité de mon senti- ment ? Elle te fait beaucoup, mon ami.
Elle fait de ce sentiment ce qu'il est, — ce que sont tous les sentiments. Tout sentiment est le solde d'un compte dont le détail est perdu. Impos- sible d'obtenir un relevé de ces débits et de ces crédits. On y trouverait des opérations qui remon- tent à l'an mil ; d'autres au singe ou au castor. Le péché originel est une intégrale, sans doute.
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Allons, loisir, fraîcheur, esprit, cesse de vaincre !
Encore un peu de fumée à la glace ; humons dans l'air l'odeur de limons anioureux. Payons et fuyons.
MORALITES
Suicides.
Des personnes qui se suicident, les unes se font violence ; les autres au contraire cèdent à elles- mêmes, et semblent obéir à je ne sais quelle fatale courbure de leur destinée.
Les premiers sont contraints par les circons- tances ; les seconds par leur nature ; et toutes les faveurs extérieures du sort ne les retiendront pas de suivre le plus court chemin.
On peut concevoir une troisième espèce de sui- cides. Certains hommes considèrent si froidement la vie et se sont fait de leur liberté une idée si absolue et si jalouse qu'ils ne veulent pas laisser au hasard des événements et des vicissitudes orga- niques la disposition de leur mort. Ils répugnent à la vieillesse, à la déchéance, à la surprise. On trouve chez les anciens quelques exemples et quelques éloges de cette inhumaine fermeté.
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Quant au meurtre de soi-même qui est imposé par les circonstances, et dont j'ai parlé en premier lieu, il est conçu par son auteur comme une action ordonnée à un dessein défini. Il procède de l'im- puissance où l'on se trouve d'abolir exactement un certain mal.
On ne peut atteindre la partie que par le détour de la suppression du tout. On supprime l'ensemble et l'avenir pour supprimer le détail et le présent. On supprime toute la conscience, parce que l'on ne sait pas supprimer telle pensée ; toute la sensi- bilité, parce que l'on ne peut en finir avec telle douleur invincible ou continuelle.
Hérode fait égorger tous les nouveau-nés, ne sachant discerner le seul dont la mort lui importe. Un homme afîolé par un rat qui infeste sa maison et qui demeure insaisissable, brûle l'édifice entier qu'il ne sait purger précisément de la bête.
Ainsi l'exaspération d'un point inaccessible de l'être entraîne le tout à se détruire. Le désespéré est conduit ou contraint à agir indistinctement.
Ce suicide est une solution grossière.
Ce n'est point la seule. L'histoire des hommes est une collection de solutions grossières. Toutes nos opinions, la plupart de nos jugements, le plus grand nombre de nos actes sont de purs expédients.
Le suicide du second genre est l'acte inévitable des personnes qui n'offrent aucune résistance à la
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RHU MBS
tristesse noire et illimitée, à l'obsession, au vertige de l'imitation ou d'une image sinistre et singulière- ment choyée.
Les sujets de cette espèce sont comme sensibili- sés à une représentation ou à l'idée générale de se détruire. Ils sont tout comparables à des intoxi- qués ; et l'on observe en eux, dans la poursuite de leur mort, la même obstination, la même anxiété, les mêmes ruses, la même dissimulation que l'on remarque chez les toxicomanes à la recherche de leur drogue.
Quelques-uns ne désirent pas positivement la mort, mais la satisfaction d'une sorte d'instinct. Parfois, c'est le genre même de mort qui les fas- cine. Tel qui se voit pendu, jamais ne se jettera à la rivière. La noyade ne l'inspire point. Un certain menuisier se construisit une guillotine fort bien conçue et ajustée, pour se donner le plaisir de se trancher nettement la "tête. Il y a de l'esthétique dans ce suicide, et le souci de composer soigneuse- ment son dernier acte.
Tous ces êtres deux fois mortels semblent con- tenir dans l'ombre de leur âme, un somnambule assassin, un rêveur implacable, un double, — exé- cuteur d'une inflexible consigne. Ils portent quel- quefois un sourire vide et mystérieux, qui est le signe de leur secret monotone, et qui manifeste (si l'on peut écrire ceci) la présence de leur absence.
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Peut-être perçoivent-ils leur vie comme un songe vain ou pénible dont ils se sentent toujours plus las et plus tentés de se réveiller. Tout leur paraît plus triste et plus nul que le non-être.
Je terminerai ces quelques réflexions par l'ana- lyse d'un cas purement possible. Il peut exister un suicide par distraction, qui se distinguerait assez difficilement d'un accident. Un homme manie un pistolet qu'il sait chargé. Il n'a ni l'envie ni l'idée de se tuer. Mais il empoigne l'arme avec plaisir ; sa paume épouse la crosse, et son index enferme la gâchette, avec une sorte de volupté. Il imagine l'acte. // commence à devenir l'esclave de l'arme. Elle tente son possesseur. Il en tourne vaguement la bouche contre soi. Il l'approche de sa tempe, de ses dents. Le voici presque en danger, car l'idée du fonctionnement, la pression d'un acte esquissé par le corps et accompli par l'esprit l'envahit. Le cycle de l'impulsion tend à s'achever. Le système ner- veux se fait lui-même un pistolet armé, et le doigt veut se fermer brusquement.
Un vase précieux qui est sur le bord même d'une table ; un homme debout sur un parapet, sont en parfait équilibre ; et toutefois nous aimerions mieux les voir un peu plus éloignés de l'aplomb du vide. Nous avonr la perception très poignante du peu qu'il en faudrait pour précipiter le destin de l'homme ou de l'objet. Ce peu manguera-t-il à
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RHU MBS
celui dont la main est armée ? S'il s'oublie, si le coup part, si l'idée de l'acte l'emporte et se dépense avant d'avoir excité le mécanisme de l'arrêt et la reprise de l'empire, appellerons-nous ce qui s'en- suivra suicide par imprudence ? La victime s'est laissé agir, et sa mort lui est échappée comme une parole inconsidérée. Elle s'est avancée insensible- ment dans une région dangereuse de son domaine volontaire, et sa complaisance à je ne sais quelles sensations de contact et de pouvoir l'a engagée dans une zone où la probabilité d'une catastrophe est très grande. Elle s'est mise à la merci d'un lap- sus, d'un minime incident de conscience ou de transmission. Elle se tue, parce qu'il était trop facile de se tuer.
J'ai insisté quelque peu sur ce modèle imagi- naire d'un acte à demi fortuit, à demi déterminé, afin de suggérer toute la fragilité des distinctions et des oppositions que l'on essaie de définir entre les perceptions, les tendances, les mouvements et les conséquences des mouvements, — entre le faire et le laisser faire, l'agir et le pâtir, — le vouloir et le pouvoir. (Dans l'exemple donné ci-dessus, le pouvoir induit au vouloir.)
Il faudrait toute la subtilité d'un casuiste ou d'un disciple de Cantor, pour démêler dans la trame de notre temps ce qui appartient aux divers agents de notre destinée. Vu au microscope, le fil que dcvi-
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dent et tranchent les Parques est un câble dont les brins multicolores se substituent et reparaissent dans le développement de la torsion qui les engage et les entraînes
La mort est une surprise que fait l'inconcevabie au concevable..
VSr
Que de prétextes, de paralogismes, d'excuses — fécondité, ingéniosité, — pour continuer à vivre !
Pour abattre les raisons péremptoires d'annihi- lation qui surgissent de tout, — qui donnent à chaque instant à l'individu la sensation — ou d'inutilité, ou du manqué ou du dépassé.
L'espoir, méfiance réflexe à l'égard de nos pré- visions. Heureuse méfiance. L'espoir est un scepti^ cisme. C'est douter du malheur instant.
Il y a donc un instinct qui distingue et amplifie la di^érence de la probabilité avec la certitude, et qui exploite contre les lois, contre les forces, contre
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RHUMBS
I l'évidence même, les moindres défauts de la con- I naissance que nous en avons. ' Se retenir à une touffe d'herbe : contraste émou- vant entre l'énergie extraordinaire de la prise, et ce brin de graminée si fragile. Contraste entre la fragilité de la vie (puisqu'elle tient à un brin d'herbe), et la puissance presque infinie du vouloir vivre.
On se réfugie dans ce qu'on ignore. On s*y cache de ce qu'on sait. L'inconnu est l'espoir de l'espoir. La pensée cesserait avec l'indétermination. L'espoir est l'acte intime qui crée de l'ignorance, hange le mur en nuage, — et il n'y a point de sceptique, de pyrrhonien si destructeur de raison- nements, de raison, de probabilité, et d'évidences, :]^ue l'est ce forcené démon de l'espoir.
Toujours seule, et le plus souvent silencieuse au :ommet de la plus haure et de la suprême tour, 'Espérance regarde au delà du corps et de l'esprit.
L'Espérance se mire et se voit des ailes de vTc- foire.
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TEL QUEL
Toute morale prophétise.
Dépopulation.
La cause de la dépopulation est claire : C'est l présence d'esprit.
Une somme d'époux prévoyants de l'aveni constitue un peuple insoucieux de l'avenir.
Il faut perdre la tête ou perdre sa race.
'Brièvetés.
L'action est une brève folie.
Ce que l'homme a de plus précieux est un brève épilepsie.
Le génie tient dans un instant.
L'amour naît d'un regard ; et un regard suff pour engendrer une éternelle haine.
Et nous ne valons quelque chose que pour avoi été et pouvoir être un moment hors de nous.
Ce petit moment hors de moi est un germe, o se projette comme un germe. Tout le reste de 1 durée le développe ou le laisse périr.
Il y a un ressort étrangement puissant, contrain dans les graines et dans certaines minutes. Il y des particules de temps qui diffèrent des autre
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RHUMBS
omme un grain de poudre diffère d'un grain de able. Leurs apparences sont presque les mêmes, eurs avenirs non comparables.
L'idée que le temps est de l'argent est le comble le la vilenie. Le temps est de la maturation, de la :lassification, de l'ordre, de la perfection.
Le temps construit un vin et la valeur d'un vin, — de ces vins qui se modifient lentement, et qui doivent se boire à tel âge, comme une femme de tel type a un âge qu'il faut attendre, ou ne pas lais- ser passer, pour l'aimer.
Les mêmes grandes nations qui n'ont pas le sens exquis de la complexité des vins, des équilibres intimes de leurs qualités, des années qu'il faut et qu'il suffît qu'ils aient, — ont adopté et imposé au monde cette inhumaine « équation du temps ».
— Elles n'ont pas, non plus, le sens des femmes, et des nuances de femmes.
Aire Chrétienne.
Le christianisme tient au pam et au vin. Le catholicisme les exige. Pain, vin, et la notion de substance^
B?
I
TEL QUEL
L'opéi-ation essentielle qui définit le catholi- cisme est le changement de substance de deux pro- duits élaborés par l'industrie de l'homme.
Quant à la notion de substance, elle est un pro- duit intellectuel de la réflexion et des analyses de quelques hommes.
Or, pain et vin sont blé et vigne, et procédés de panification et de vinification. Et l'idée de la sub- stance est le résultat d'une forme de méditation assujettie à Certaines règles (ou Logique) ; elles- mêmes possibles dans certains types linguistiques, et non dans d'autres.
Tout ceci définit sUr le globe une certaine région qui se dispose autour du bassin de la Méditer- ranée ; région dont les limites sont celles de la vigne et du blé. A l'intérieur de cette frontière naturelle, furent inventés le pain et le vin. Et c'est dans la même enceinte que vécurent les popula- tions pour lesquelles le pain et le vin furent des nourritures si communes, si certaines, si représen- tatives de la nourriture essentielle, et, en quelque sorte, élémentaire, que le choix de ces aliments s'imposait, s'agissant d'instituer un sacrifice non sanglant, que l'on pût ofïrir, à peu de frais, en toute saison, et au moyen des choses qui se con- somment le plus répandues. Le pain est qualifié expressément de quotidien.
Où le pain et le vin se font rares ou manquent,
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RHUMBS
la religion qui les Gonsâcfe paraît dépaysée. C'est une étrangère qui ne peut vivre que de mets inso- lites d'origine lointaine. Dans les empires du riz, des patates j des bananes, des cervoises, des laits aigres et de l'eau claire, le pain et le vin sont des produits exotiques, et l'acte sacramentel de saisir sur la table du repas, ce qu'elle porte de plus simple pour en faire ce qu'il y à de plus auguste, n'est plus un acte accompli à même la vie, dont il a pour efïet de subvenir à la faim surnaturelle sous l'espèce des mêmes choses qui la restaurent et la prolon- gent matériellement.
Les pays catholiques sont aussi les pays du meil- leur pain et des meilleurs vins...
•^ Je me faisais ces quelques remarques à l'oc- casion de réflexions diverses sur l'Europe.
L'interdiction du vin par le gouvernement de l'Union est une mesure assez contraire au christia- nisme et à l'Europe.
Le Christ n'eût point choisi une boisson illégale et non tolérée par César, pour en transformer la substance dans la substance de son sang.
Le pouvoir et l'argent ont le prestige de l'infini ; ce n'est pas telle chose, ni telle faculté d'agir que
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TEL QUEL
l'on désire précisément posséder. Nul ne convoite follement une puissance raisonnable ; ni l'exercice du gouvernement comme métier clair et régulier ; ni l'argent comme valeur d'objets bien détermi- nés.
Mais c'est le vague du pouvoir qui fait le grand désir, — parce que je ne sais jamais ce que je pourrais venir à désirer. Je ne recherche pas ce qui est mesuiré, et je ne veux acheter que ce qui n'est pas dans le coaimierce.
C'est pourquoi le monde regarde toujours un heureux joueur dans l'homme très puissant ou très riche. Une chance extraordinaire est présumée à l'origine de ces très grandes fortunes. Nul effort, nul travail fini ne semblent pouvoir conduire à cette grandeur qui semble transcendante.
Enfin, c'est donc l'instinct de l'abus du pouvoir qui fait songer si passionnément au pouvoir. Le pouvoir sans l'abus perd le charme.
^
Un grand nom en impose à tout le monde. Mais il agit singulièrement sur celui qui le porte, et qui s'en trouve gêné pour être quelqu'un, enhardi pour être quelque chose,.
W^
RHUMBS
Infamie de ceux qui font les travaux les plus nécessaires. Le plus noble est le plus secouru.
La politique est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde.
J'ai connu un être bizarre qui croyait tout ce qu'il lisait dans un certain journal, et rien de ce qu'il lisait dans un autre.
C'était un original ; enfermé depuis.
La révélation politique.
... L'homme monte à la tribune. Tumulte, — cris d'animaux, l'opposition « hargneuse », etc.
Il commence... Est-ce un discours ? Mais peu à peu le travail de la pensée se montre, s'impose. C'est la pensée en travail qui se manifeste. Il n'y a plus de solutions faciles, plus de formules simples, plus de programmes politiques, plus de tactique
TEL QUEL
parlementaire possible, plus d'images instantanées, de ripostes victorieuses...
Mais l'immense embarras créateur et tâtonnant, l'avenir inconnu, le présent mal connu, la logique insuffisante, le savoir informe, la pénétration en défaut, l'objet insaisissable, la parole grossière, la décision toujours au hasard... Tout ce que masque l'art de l'orateur, tout ce qui, dans la pensée telle qu'elle est, est conforme à la confusion réelle des choses paraît....
^
La forme réfute le fond.
La chaleur du débit, l'énergie de l'orateur, ses éclats, ses images, son talent, son génie... autant d'écrasants arguments contre le fond.
Les fortes thèses sont nues.
Mais s'il les faut parer et cuirasser, — écrasant argument contre l'auditoire.
Opinions.
Toute opinion est une traduction très simple de l'opinion adverse» Si l'opération n'était des plus faciles, la paresse de l'esprit l'engagefait à ne jamais changer de camp.
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RHUMBS
Une opinion politique ou artistique doit être chose si vague que sous les mêmes apparences, le même individu puisse toujours d'accommoder à son humeur et à ses intérêts \ justifier soti acte ; « expliquer » son vote.
it
Un homime qui ne jugerait de toutes choses que selon sa seule expérience, qui Se refuserait à arguer de ce qu'il n'a pas vu et éprouvé, qui ne se pro- noncerait que de soi-même, qui ne se permettrait d'opinions que directes, provisoires et motivées, — qui à chaque pensée lui venant, ajouterait ou qu'il l'a formée, — ou qu'il Ta lue, ou reçue ; et que l'urie sort du hasard et de Tinconnu, — que l'autre n'est qu'un écho ; et qu'il ne pense rien et ïie com- prend quoi que ce soit qu'au moyen du hasard et des échos, — ce serait bien le plus honnête homme du monde, le plus détaché, le plus vrai, — Mais sa pureté le rendrait incommunicable, et sa vérité le réduirait à n'être pas.
Il faut disputer des goûts et des couleurs. D'abord parce que toute dispute se réduit à cette espèce, et qu'il faut que l'on dispute. L'homme lie
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TEL QUEL
se développe et ne déploie ses ressources que pour défendre sa particularité et l'imposer aux autres. Or, les goûts sont incomparables, c'est entendu. Mais ils ne sont pas incommunicables. Bien au contraire. Et peut-être, la dispute apparemment vai^ se fonde sur un sentiment profond de la mutabilité des goûts, de la fragilité des personnali- tés, de leur inconstance... Sur l'échange possible. Deux choses peuvent arriver : ou un échange de goûts, ou une conquête par l'un ; ou une troi- sième : un goût moyen. Cf. températures.
L'homme de goût est une manière d'incrédule. Il ne croit pas à la surprise : unique loi des artj modernes.
Car la surprise est chose jinie,,
La même idée venant de toi ou de moi pro- voque ma contradiction ou mon assentiment. (Ce qui suppose une certitude que cette telle idée vient bien de moi...)
La mode étant l'imitation de qui veut se dis- ÛÊi
RHU MBS
tinguer par celui qui ne veut pas être distingué, il en résulte qu'elle change automatiquement. Mais le marchand règle cette pendule.
La tendance la plus naïve est celle qui fait dé- couvrir la « nature » tous les trente ans.
Il n'y a pas de nature. Ou plutôt ce qu'on croit être donné est toujours une fabrication plus ou moins ancienne.
Il y a un pouvoir excitant dans l'idée de revenir au contact de la chose vierge. On imagine qu'il y a de telles virginités. Mais la mer, les arbres, les soleils, — et surtout l'œil humain — tout cela est artifice.
L'ermoblissement, et le besoin de noble qui est chez les classiques n'est pas loin du naturisme.
Les deux besoins (à des degrés divers de clair- voyance et de sincérité), supposent un oubli suffi- sant des origines.
Une pique est plus noble — et plus nature qu'un fusil.
Une paire de bottes plus noble qu'une paire de bottines.
L'oubli de l'homme, l'absence de l'homme, la non action de l'homme, l'oubli d'anciennes condi- tions de l'homme — c'est de quoi sont faits et le
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TEL QUEL
a noble )) et la « nature », et... le poi-disant « huniain »,
Le « r.espect », l'honneur — la vénération — la louange, les actions de grâce, toutes ces antiquités qui se font, ou vont se faire étranges, qui passent des moeurs aux musées — (Il y aurait un Musée des Sentiments à construire).
Du moment que des sentiments s'expriment en termes finis, ils sont sur leur fin.
Le respect a été peut-être une comédie d'esclave qui fait semblant de ne pouvoir supporter la vue éblouissante du Maître,
« Vérité, beauté » — ce sont là des notions très anciennes qui ne répondent plus à la précision exi- gible.
Si un homme dit : oh, que ceci est beau ! — nous traduisons que tels ou tels symptômes sont en lui -^ que tels mouvements ou velléités de re- prendre, relire, revoir, se déclarent ; qu'un objet donné semble vouloir se répéter, — qu'il nous in- time de refaire l'amour indéfiniment avec lui.
«6
RHUMBS
Objet de l'histoire : montrer la possibilité de vivre en ... 76 ...
Sans ses parasites, voleurs, chanteurs, mystiques, danseurs, héros, poètes, philosophes, gens d'a|ïai- res, l'humanité serait une société animale ; ou pas même une société, une espèce ; la terrç serait sans sel.
Dans toute société paraît un homme préposé aux Choses Vagues. Il les distille, les ordonne, les pare de règlements, de méthodes, d'initiations, de pom- pes, symboles, mètres, exercices « spirituels », jus- qu'à leur donner l'aspect de lois primordiales. — C'est le prêtre, le mage, le poète, le maître des cérémonies intimes ; — encore le démagogue ou le héros. Ils construisent de vapeurs des édifices qui ne sont pas solides, mais en revanche, qui sont éternels. Toute attaque les dissipe, nulle ne les dé- truit.
Le métier des intellectuels est remuer toutes choses §ous leurs signes, noms ou symboles, sans
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TEL QUEL
le contrepoids des actes réels. Il en résulte que leurs propos sont étonnants, leur politique dangereuse, leurs plaisirs superficiels.
Ce sont des excitants sociaux avec les avantages et les périls des excitants en général.
Le rhéteur et le sophiste, sel de la terre. Idolâtres sont tous les autres qui prennent les mots pour des choses, et les phrases pour des actes.
Mais les premiers aperçoivent tout leur groupe, le royaume du possible est en eux.
Il en résulte que l'homme de l'action nette, grande et hardie n'est pas d'un type très différent de ces types maîtres et libres. Ils sont frères inté- rieurement.
(Napoléon, César, Frédéric, — hommes de let- tres, éminemment doués pour la manœuvre des homaiies et des choses — par les mots.)
Je vois passer « l'homme moderne » avec une idée de lui-même et du monde qui n'est plus une idée déterminée. — Il ne peut pas ne pas en porter plusieurs; ne pourrait presque vivre sans cette multiplicité contradictoire de visions ; — il lui est
RHUMBS
devenu impossible d'être l'homme d'un seul point de vue, et d'appartenir réellement à une seule lan- gue, à une seule nation, à une seule confession, à une seule physique.
Ceci, et par suite de son mode de vivre et par suite de la pénétration mutuelle des diverses solu- tions.
Et puis, les idées, même les fondamentales, com- mencent à perdre le caractère d'essences pour pren- dre le caractère d'instruments.
L'inhumaine.
La science a ruiné la bonne conscience du sens commun et du bon sens. Ils ne conservent leur
crédit que dans les terrains vagues. Elle a contraint les esprits à s'attendre toujours à des surprises dans tous les domaines oij le langage et les discours ne font pas tout. Elle déprécie nos images naïves, et jusqu'à notre faculté d'imaginer, qui est dérivée de nos expériences et habitudes corporelles. Elle suggère qu'il se passe une infinité de faits inimagi- nables, dont les imaginables sont une infime partie toute subordonnée; et elle retire même à l'homme sa notion du savoir : essences, principes, catégo- ries, déductions, ces simulacres de l'ordonnance et de la centralisation absolue d'une connaissance
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TEL QUEL
qui veut et prétend prévoir son étendue. Elle con- duit à énoncer des propositions insupportables au sens commun, car elles sont extravagantes dans les formes du langage ordinaire, auxquelles ledit sens est étroitement attaché.
Tout ceci est fort désagréable au bon sens, qui est un sentiment statistique, une attente ou proba- bilité, fondée sur des expériences confuses ; sur les représentations utilisables ; sur la possibilité ou l'impossibilité d'imaginer ; sur une logique qui ne fait que descendre, et qui tient les prémisses pour assurées. L'évidence n'est que la vision d'une image naïve. Quoi de plus évident qu'il n'y a point d'an- tipodes ? Mais quelle image n'est point naïve ?
U objection du bon sens est le recul d'un homme devant V inhumain, car il n'y a que de l'homme, des ancêtres d'homme, des mesures d'homme; des puissances et des relations d'hommes dans ce bon sens. Mais la recherche et même les pouvoirs s'éloi- gnent de l'homme. L'humanité s'en tirera comme elle pourra. L'inhumanité a peut-être un bel ave- nir.is
Personne ne peut plus sérieusement parler de VUnit/ers. Ce mot cherche son sens. Et le nom de Nature se raréfie. La pensée l'abandonne à la pa- role. Tous ces mots nous paraissent de plus en
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RHUMBS
plus des mots. C'est que l'écart commence à deve- nir sensible entre le dictionnaire de l'usage et la table des idées nettes et soigneusement préparées pour la fixation et la combinaison des connaissan- ces précises.
Voici venir le crépuscule du Vague et s'apprêter le règne de l'Inhumain qui naîtra de la netteté, de la rigueur et de la pureté dans les choses humaines.
^
Le langage est étourdi — oublieux. Les signifi- cations successives d'un mot s'ignorent. Elles déri- vent par des associerions sans mémoire et la troi- sième ignore la première.
La politesse, c'est l'indifîércncc organisée. Le sourire est un système. • Les égards sont des prévisions
La parole ne signifie ce qu'elle prétend signifier qu'ex-cep-tion-nel-le-ment.
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^EL QUEL
Un fait mal observé est plus perfide qu'un mau- vais raisonnement.
-ïîr
Il y a science des choses simples, et art des choses compliquées. Science, quand les variables sont enumérables et leur nombre petit, leurs combinai- sons nettes et distinctes.
On tend vers l'état de science, on le désire. L'ar- tiste se fait des recettes. L'intérêt de la science gît dans Vart de faire la science.
^
Toute critique, tout blâme revient à dire : je ne suis pas toi. C'est pourquoi il y entre une cruauté, — c'est-à-dire une non-sensibilité, une dissem- blance essentielle, — comme entre une pierre qui tombe et l'animal qu'elle écrase.
Il est impossible de comprendre et de punir à la fois.
Si le juge ne se fait le coupable, il est jugé par les profondeurs du coupable, qui ne sont pas autres
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RHUMBS
que les siennes. Mais s'il pénètre l'intimité de la faute, où est le coupable, oij le juge ?
tV
Vraisemblance et ressemblance.
« Quelque chose me dit » que ce buste de... Titus est d'une exacte ressemblance.
J'appellerai sans doute Vérité, cette coïncidence entre mon idée de Titus et ce marbre, moi qui ja- mais n'ai vu Titus, et ce marbre a été sculpté au xvi^ siècle.
Grand débat de jadis avec Marcel Schvvob de- vant le Descartes de Hais : il le trouvait ressem- blant.
— A qui ? lui disais-je.
^
Si « l'acte de commerce » est d'acheter dans l'intention de revendre, commerçant est l'artiste ou auteur qui ne regarde, ne voyage, ne lit, et pres- que n'existe, que dans le dessein de produire — remettre sur le marché son impression. — Non acquérir pour soi. — Mais, peut-être, acquérir pour soi n'a aucun sens ?
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TEL QUEL
Il y a des tempéraments qui en « rajoutent ». Ils renforcent leurs émotions comme s'ils avaient le sentiment qu'elles ne sont pas assez pénibles — assez prolongées.
Ils ne les peuvent laisser à leur intensité. Ce sont des résonateurs. Ils vont à l'exaspération.
L'idéal est une manière de bouder.
iV
CROQUIS
Le cerveau livré à soi-même est un artiste d'Ex- trême-Orient.
Dragons, chimères; développements infinis dans l'arbitraire le plus suivi; et quelles sphères ajou- rées contenues l'une dans l'autre, et détachées l'une de l'autre^ à même la matière du souvenir !
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RHUMBS
Comme fait le Chinois dans une masse d'ivoire ou de jade, ainsi l'artiste Vie pratique ses voies capricieuses dans le bloc du passé, et trouve des chemins infinis et une infinité de surprises dans ce fragment de temps achevé.
Tout l'homme est en raccourci dans Timpa- tience. Il est l'être bizarre qui se démène pour faire la pluie tomber. Il veut qu'elle vienne, et donc l'imagine. Mais à chaque image s'oppose la sèc/ie réalité. Plus tarde l'ondée, plus il l'imagine; et plus il l'imagine, plus il ressent qu'elle ne tombe, plus est-il divisé. Alors se met-il à « faire passer le temps ». Le voilà qui marche et contre-marche, invective contre le vrai, cherche des causes, dé- lire, et se rencontre insensé ; se gronde, remonte à l'origine de son agitation, y trouve un réel be- soin de la pluie, un sage désir — un bon texte pour s'approuver, pour recommencer son cercle qui part d'une bonne raison, passe par une précision dont il est difficile de se défendre, se poursuit par l'antagonisme des deux images très nettes qui ne se répondent pas... L'agitation, se décuple. La fati- gue retourne à la déesse Raison, l'invoque, ramène à la mesure, à l'adaptation juste, mais la dépasse et se reproduit.
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TEL QUEL
Un homme se sent niais, stupide, ahuri, sans présence, sans esprit, et il s'en rend compte. — Où est donc celui qui valait ? se dit-il. — Il consi- dère l'emplacement de sa pensée. Tout ce qu'il pouvait a disparu comme par magie. — Où est ma réponse ? — Où sont mes idées, ma parole, mes mots très fidèles et mes lumières accoutu,- mées ?
Esprit et pensées, vous seriez donc des puissances d'emprunt, comme des biens extérieurs, des armes surajoutées, et des parures qui se détachent?
Sa volonté reste toute nue, misérablement seule.
Mais il lui demeure cette lueur : que l'on peut perdre tout ceci, mais connaître qu'on l'a perdu.
C'est là le dernier atout de la connaissance. Tout se joue sur ce désespoir déclaré, suprême étincelle de l'âme, et suprême occasion de tout regagner, et de relever tout le feu de l'intellect qui allait s'étein- dre.
-ïîr
Homme àcms la nuit.
... Il s'avance dans l'épaisseur de l'otscur, les mains étendues devant soi, crainte de se heurter; et
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RHUMBS
ces mains toutefois dans un état remarquable d ex- tension non rigide, tandis que la force est dans les bras ; car elles doivent céder et plier aisément sur l'obstacle ; et les bras au contraire être prêts à défendre la face. Il y a donc une distribution merveilleuse d'attentes et puissances prochaines le long de ces membres. Mais si le lieu est non seulement ténébreux, mais inconnu, les pieds sont lents, et traînés, et la garde s'étend aux jambes.
Dans l'obscurité, le temps est plus long. L'être ne prend point de vitesse ; et il fait sa quantité de mouvement aussi petite qu'il le peut.
^
A Table.
Entre le plat fumant, et qui fait humer l'atmo- sphère.
Le petit garçon se jette sur sa grande sœur auprès de lui assise et distraite, et l'embrasse éper- dûment avec une tendresse, une joie et une force subites dans lesquelles viennent se changer, à l'instant même, l'afflux de désir et de vie que les arômes et les promesses du bon plat causent en lui.
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JEL QUEL
ix
Le philosophe regarde ses objets familiers comme terriblement muets, — comme mutismcs.
Ils reçoivent ses regards fixes ; et par rapport à CCS points fixes, — sa pensée s'agite ou oscille.
Son œil les explore, les arrête, les dessèche, parfois les annule, — ou les dédouble, ou les outre- passe.
Il y a un varct-vicnt entre ce bouton de cuivre et une idée inachevée.
^
Les beaux visages de femme ont la valeur, la splendeur fermée des abstractions. Ils représentent naturellement les Idées, les Déesses du langage.
Au salon distribuées, groupes moelleux, pwlpes, regards. Si on les fait taire au moyen d'une mu- sique et perdre toute tension particulière, l'âme voit ces créatures allégoriques posées çà et là.
Cette dame est la Justice. — Celle-ci la Ruse. — La Volonté s'accoude ; et la Pensée observe les bagues de la Bonté.
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RHUMBS,
LITTÉRATURE
EcrirCj c'est prévoir.
Combien on s'ignore, on le mesure en se reli- sant.
Beaucoup d'écrivains considèrent leur art, non comme cliose dont il faut se rendre maître — sine qua non — mais comme un jeu de hasard oij l'on peut risquer sa chance. Ils se remettent tout entiers à la fortune et se donneront la valeur qu'elle vou- dra bien leur conférer. (Ils ajouteront même quel- que chose.)
Il y a donc deux écueils, deux manières de s'éga- rer et de périr : l'adaptation trop exacte au pu- blic; la fidélité trop étroite à son propre système.
Projet de préface.
Voici nos mythes, nos erreurs que nous eûmes tant de peine à dresser contre les précédentes !...
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TEL QUEL
^
Qu'il faut travailler plusieurs choses à la fois. C'est le meilleur rendement, — l'une profite à l'autre, et chacune est plus soi, plus pure ; car des idées qui viennent, on envoie chacune où elle est mieux à sa place, parce qu'il y a plusieurs places qui attendent.
Une œuvre est solide quand elle résiste aux subs- titutions que l'esprit d'un lecteur actif et rebelle tente toujours de faire subir à ses parties.
N'oublie jamais qu'une œuvre est chose finie, arrêtée et matérielle. L'arbitraire vivant du lecteur s'attaque à l'arbitraire mort de l'ouvrage.
Mais ce lecteur énergique est le seul qui im- porte, — étant le seul qui puisse tirer de nous ce que nous ne savions pas que nous possédions.
Il faut regarder les livres par-dessus l'épaule de l'auteur.
RHUMBS
^
D'un certain « point de vue » qui n'est pas rarement le mien — ce que l'on appelle une belle œuvre, peut paraître une terrible défaite de Fau- teurs
Souvent je juge une œuvre d'art en pensant : il est impossible que vous ayez voulu ceci.
Un poète est le plus utilitaire des êtres. Paresse, désespoir, accidents du langage, regards singuliers, — tout ce que perd, rejette, ignore, élimine, oublie l'homme le plus pratique, le poète le cueille, et par son art lui donne quelque valeur.
Ce qui étonne dans les excès des novateurs de la veille, c'est toujours la timidité.
Les vraies parties du style sont : les manies, la 6i
TEL QUEL
volonté, la nécessité, les oublis, les expédients, le hasard, les réminiscences.
Paradoxe.
L'homme n'a qu'un moyen 'de donner de Tunité à un ouvrage : l'interrompre et y revenir.
Est poète celui auquel la difficulté inhérente à son art donne des idées, — et ne l'est pas celui auquel elle les retire,.
Poète. — Tandis qu'il fait ses vers, il y a une période pendant laquelle il ne sait s'il est tout près du but ou s'il n'a rien fait. L'un et l'autre sont vrais ; et cette période peut durer presque autant que le travail entier lui-même.
i^
Maint poète est comme celui qui cHercKeraît avec peine et fureur par toute la terre, les roches oii, par hasard, se figure une ressemblance humaine.
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RHUMBS
La Pythie ne saurait dicter un poème.
Mais un vers — c'est-à-dire une unité — et puis un autre.
Cette déesse du Continuum est incapable de continuer.
C'est le Discontinuum qui bouche les trous.
Les dieux nous gardent du délire prophétique !
Je vois surtout dans ces transports, le mauvais rendement d'une machine — la machine impar- faite.
Une bonne machine est silencieuse. Les masses excentrées ne font pas vibrer l'axe. — Parlez sans crier.
Point de transports — ils transportent mal.
Inspiration.
Supposé que l'inspiration soit ce que Ton croit, et qui est absurde, et qui implique que tout un poème puisse être dicté à son auteur par quelque déité, — il en résulterait assez exactement qu'un
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TEL QUEL
inspiré pourrait écrire aussi bien en une langue autre que la sienne, et qu'il pourrait ignorer.
(Ainsi les possédés de jadis, tout ignares qu'ils pouvaient être, parlaient hébreu ou grec dans leurs crises. Voilà ce que l'opinion confuse prête aux poètes...)
L'inspiré pourrait ignorer de même l'époque, l'état des goûts de son époque, les ouvrages de ses prédécesseurs et de ses émules, — à moins de faire de l'inspiration une puissance si déliée, si articulée, si sagace, si informée et si calculatrice, qu'on ne saurait plus pourquoi ne pas l'appeler Intelligence et connaissance.
^
J'entre dans un bureau où quelque affaire m'ap- pelle. Il faut écrire, et l'on me donne une plume, de l'encre, du papier qui se conviennent à mer- veille. J'écris avec facilité je ne sais quoi d'insigni- fiant. Mon écriture me plaît. Elle me laisse une envie d'écrire. Je sors. Je vais. J'emporte une exci- tation à écrire qui se cherche une chose à écrire. Il vient des mots, un rythme, des vers, et ceci finira par un poème dont le motif, la musique, les agré- ments, et le tout, — procéderont de l'incident matériel dont ils ne garderont aucune trace. Quelle critique soupçonnerait cette origine ? La critique,
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RHUMBS
est-elle possible ? — J'entends cette critique qui nous servirait à nous-mêmes, et nous ferait un peu concevoir comment nous faisons ce que nous fai- sons..»
Un homme très vif, très intelligent, néglige son style comme il se permet des folies et se moque de ce qu'il possède»
Qui dit : Œuvre, dit : Sacrifices. La grande question est de décider ce que l'on sacrifiera : il faut savoir qui, qui, sera mangé.
^
Ce qui m'intéresse — quand il y a lieu — ce n'est pas l'œuvre — ce n'est pas l'auteur — c'est ce qui fait l'oeuvre.
Toute œuvre est l'œuvre de bien d'autres choses qu'un « auteur ».
Je connais la littérature pour l'avoir interrogée à ma guise. (Et seulement ainsi.)
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XEL QUEL
Littérature.
L'auteur a l'avantage sur le lecteur d*avoir pensé d'avance ; il s'est préparé, il a eu l'initiative.
Mais si le lecteur lui reprend cet avantage ; s'il connaissait le sujet ; si Fauteur n*a pas profité de son avance pour approfondir et se mettre loin sur la route ; si le lecteur a l'esprit rapide — alors tout l'avantage est perdu, et il reste un duel d'esprits, mais où l'auteur est muet, où la manœuvre lui est interdite... Il est perdu.
«r
Je dis : phrase profonde, comme je dis phrase sonore. C'est une affaire de fabrication : on peut toujours y arriver.
Si on en fait une, on peut en faire mille qui se déduisent les unes des autres sans qu'elles parais- sent se ressembler. C'est l'instrument qui est créé.
Il en est de même de toutes les constructions littéraires auxquelles on n'impose qu'une ou deux conditions extrinsèques, — condition de produire un effet déterminé en gros. La profondeur est cent fois plus aisée à obtenir de soi que la rigueur.
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RHUMBS
Tîr
Ce que tu fais le mieux, cela est un piège inévi^ table.
Ecrire en Moi-naturel. Tels écrivent en Moi-» dièze.
Il y a quelque chose de plus précieux que Von- ginalité, c'est V universalité.
Celle-ci contient celle-là, et en use, ou n'en use pas, suivant les besoins.
Si tout le monde écrivait, qu'en serait-il des valeurs littéraires.?)
^
Ce que l'on gagne en science de son art, on îc perd en « personnalité d, — tout d'abord... Toute acquisition extérieure se paie en restriction de soi — naturel. L'esprit médiocre ne retrouve plus le che- min de sa nature ; mais quelques-uns rentrent chez
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TEL QUEL
eux, tout armés de moyens devenus leurs organes, et plus forts que jamais pour être eux-mêmes.
Premier cas.
O X ! tu prévois tm lecteur qui ne me fait nulle envie.
Second cas.
Ce livre est « bien »... Mais l'intellect de l'auteur ne me fait pourtant nulle envie.
^
A n'aime pas l'œuvre de B, mais il apprécie et utilise implicitement l'œuvre de C qui aime et utilise B.
J'admirais cette œuvre. Je m'en sentais inca- pable, mortifié... Et pourtant je sentais qu'il avait fallu une certaine bêtise pour l'écrire, — la conce- voir.
Originalité. — Il est des gens, j'en ai connu, qui veulent préserver leur « originalité ». Ils imi-
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RHUMBS
tent par là. Ils obéissent à ceux qui les ont fait croire à la valeur de « l'originalité »,
La becquée.
... Ce livre est un de ces livres où les imbéciles vont prendre ce que l'auteur a pris à des gens d'esprit.
-sîr
Ce qui est dans un homme inimitable par les autres, est précisément ce qu'il ne peut soi-même imiter de lui-même. Ce que j'ai d'inimitable l'est pour moi.
L'imitation qu'on en fait dépouille une œuvre de l'imitable.
S'imiter soi-même.
Il est essentiel pour l'artiste qu'il sacHe s'imiter soi-même.
C'est le seul moyen de bâtir une œuvre, — qui est nécessairement une entreprise contre la mobi- lité, l'inconstance de l'esprit, de la vigueur, et de l'humeur.
L'artiste prend pour modèle son meilleur état.
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TEL QUEL
Ce qu'il a fait de mieux (à son jugement) lui sert d'étalon de valeur.
Il n'est pas toujours bon d'être soi-même.
Profiteur.
Celui-ci écoute et profite. Je lui donne des idées et je suis sûr qu'il en fera quelque chose.
Mais l'étrange — c'est que : s'il connaissait mieux encore ma pensée — s'il y pénétrait comme moi-même, alors il ne pourrait s'en servir.
Il trouverait dans ce fond précisément les mêmes motifs que moi, mes propres motifs, de ne pas faire.
Il profite de moi en tant et pour autant qu'il n'est pas moi.
( — Et peut-être ceci est-il encore vrai — de moi-même à moi-même.)
TÎr
Littérature, ou — la vengeance de « l'esprit de l'escalier »■
lie plaisir ou l'ennui causé à un lecteur de 1912 70
RHUMBS
par un livre écrit en 1612 est presque un pur ha- sard.
Je veux dire qu'il y entre des conditions si nou- velles en nombre si grand que l'auteur de 1612 le plus profond, le plus fin, le plus juste n'aurait pu en avoir le moindre soupçon.
La gloire d'aujourd'hui dore les œuvres du passé avec la même intelligence qu'un incendie ou un ver dans une bibliothèque en mettent à détruire ceci ou cela.
Se dresser un public.
Devenir « grand homme » ce n'est que dresser les gens à aimer tout ce qui vient de vous ; à le désirer. — On les habitue à son moi comme à une nourriture, et ils le lèchent dans la main.
Mais il y a donc deux sortes de grands hommes : — les uns, qui donnent aux gens ce qui plaît aux gens ; les autres, qui leur apprennent à manger ce qu'ils n'aiment pas.
Que préférez-vous, Monsieur l'Auteur, d'être lu mille fois par un seul, ou d'être une fois lu par cent mille lecteurs ?
— Mille fois par cent mille, répond l'Etre de lettres.
71-
TEL QUEL
^
Écrire et travailler pour ceux-là seuls sur qui l'injure ni la louange n'ont de prise ; qui ne se laissent émouvoir ni imposer par le ton, l'autorité, la violence, et tous les dehors.
Écrire pour le lecteur « intelligent ».
Pour celui à qui ni l'emphase, ni le ton n'en imposent.
Pour celui qui va : ou vivre votre idée, ou la détruire ou la rejeter — pour celui à qui vous don- nez le pouvoir suprême sur elle ; et qui possède le droit de sauter, de passer, ne pas poursuivre ; et celui de penser le contraire, et celui de ne pas croire, de ne pas épouser votre intention.
La littérature n'est rien de désirable si elle n*est un exercice supérieur de l'animal intellectuel.
Il faut donc qu'elle comporte l'emploi de toutes les fonctions mentales de cet animal ; prises dans leur plus grande netteté, finesse et force et qu'elle en réalise l'activité combinée, sans autres illusions que celles qu'elle-même produit ou provoque en se jouant.
Ainsi la Danseuse semble dire : A moi la con-
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RHUMBS
science de mes muscles obéissants ; à toi les idées que doivent donner les figures de mon corps se changeant les unes dans les autres, d'après quelque dessein ou dessin, — ce qui est — la Danse. —
L'intelligence doit être présente ; soit cachée, soit manifestée. Elle nage en tenant la poésie hors de l'eau.
La littérature ne peut prudemment ni impuné- ment se passer d'aucune des fonctions dont j'ai parlé. Elle serait à la merci d'un œil plus froid et plus clair, — et d'ailleurs, elle l'est toujours.
L'Art de la lecture.
On ne lit bien que ce qu'on lit dans un certain dessein tout personnel. Ce peut être d'acquérir tel pouvoir.
Ce peut être la haine de l'auleur.
Critiques. Le plus sale roquet peut faire une blessure mortelle ; il suffit qu'il ait la rage.
« Pardon. » — « Je voulais dire. » -. — « N'est- ce pas ?, » Etc,
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TEL QUEL
Tous ces tâtonnements disparaissent de la langue écrite, et ceci est le premier acte du style,
La langue écrite se distingue d'abord par ces suppressions. C'est un travail facile d'épuration préliminaire. (On peut se demander si les fameux petits mots insignifiants dont le grec est plein, et dont on prétend qu'ils insèrent tant de nuances dans le discours, — gar, alla, men et dé — sorte de ponctuation parlée, — ne seraient point les témoins du langage oral, — c'est-à-dire du mé- lange de la personne qui parle avec la pensée : tics, balbutiements, etc.)
La littérature du xvii* est toujours adaptée à une compagnie. Elle n'est pas de l'homme seul. Vois sa syntaxe : on ne prend pas ces tours pour se parler.
Ce qui caractérise une littérature de décadence, c'est la perfection — ce sont les perfections. Et il ne peut en être autrement. C'est l'habileté crois- sante ; et toujours plus d'esprit, plus de sensualité,
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RHUMBS
plus de combinaisons, plus de dissimulation des pénibles nécessités ; plus d'intelligence, de profon- deur ; et en somme plus de connaissance de l'homme, des besoins et des réactions du sujet lec- teur, des ressources et des effets du langage, plus de maîtrise de soi-même, — l'auteur. Virgile est le type.
Racine procède par de très délicates substitutions de l'idée qu'il s'est donnée pour thème. Il la séduit au chant qu'il veut rejoindre. Il n'abandonne jamais la ligne de son discours.
-5^
Dans Racine, l'ornement perpétuel semble tiré du discours et c'est là le moyen et le secret de sa prodigieuse continuité, tandis que chez les mo- dernes, l'ornement rompt le discours.
I-e discours de Racine sort de la bouche d'une personne vivante, quoique toujours assez pom- peuse.
De même chez La Fontaine ; mais la personne est familière, parfois fort négligée.
Au contraire chez Hugo, chez Mallarmé et quelques autres, paraît une sorte de tendance à
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TEL QUEL
former des discours non humains, et en quelque manière, absolus, — discours qui suggèrent je ne sais quel être indépendant de toute personne, — une divinité du langage, — qu'illumine la Toute- Puissance de l'Ensemble des Mots. C'est la faculté de parler qui parle ; et parlant, s'enivre ; et ivre, dansCt
tV
La mort comme moyen littéraire représente une facilité. L'emploi de ce motif est marque d'absence de profondeur. Mais la plupart placent l'infini dans le néant.
Une idée charmante, touchante, '« profondé- ment humaine » (comme disent les ânes), vient quelquefois du besoin de lier deux strophes, deux développements. Il fallait jeter un pont, ou tisser des fils qui assurassent la suite du poème ; et comme la suite toujours possible est l'homme même, ou une vie d'homme, ce besoin formel trouve une réponse — fortuite et heureuse chez l'auteur — qui ne s'attendait pas de la trouver, — et vivante, une fois mise en place, pour le lecteur.
■fi
RHUMBS
Le grand intérêt de l'art classique est peut-être dans les suites de transformations qu'il demande pour exprimer les choses en respectant les condi- tions sifie qua non imposées.
Problèmes de la mise en vers. Ceci oblige de considérer de très haut ce que l'on doit dire.
L'alexandrin, les rimes, etc., ont leur noblesse, qui est de marquer tout le mépris qu'on doit avoir pour ce que le commun des gens appelle sa « pensée », et dont ils ignorent que les conditions ne sont pas moins futiles, ni moins fortuites que les conditions d'une charade.
Les règles nous enseignent par leur arbitraire que les pensées qui nous viennent de nos besoins, de nos sentiments, de nos expériences, ne sont qu'une petite partie des pensées dont nous sommes capables.
« Combien murs et beaux les vers de nos grands poètes ! » Sultan Abdul Hamid.
Ce mûrs est d'un connaisseur, mot excellent.
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ZEL QUEL
La jeunesse n'aîme pas les objets parfaits. Ils lui laissent trop peu à faire, et l'irritent ou l'ennuient.
La poésie a pour devoir de faire du langage d'une nation quelques applications parfaites.
Les routes de Musique et de Poésie se croisent.
Les vcff.
La puissance des vers tient à une Harmonie indé- finissable entre ce qu'ils disent et ce qu'ils sont. « Indéfinissable » entre dans la définition. Cette harmonie ne doit pas être définissable. O-iand elle l'est c'est l'harmonie imitative, et ce n'c.t pas bien.
L'impossibilité de définir cette relation, combi- née avec l'impossibilité de la nier, constitue l'essence du vers.
Ce vers, le plus beau des vers : Le jour n'est pas
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RHU MBS
plus pur, etc., est transparent comme le jour lui- même.
Celui-ci : O rêveuse, pour que je plonge,., avec ses muettes si délicates.
Le poème — cette hésitation prolongée entre le son et le sens.
Il y a un « secret » de faire les vers, comme il y en a un de jouer du violon. Celui qui n'a pas le secret fait des vers, il joue du violon ; du moins il le croit, et il s'y trompe et d'autres avec lui ; mais il confond ce qu'il croit faire avec ce qu'il fait en réalité, — et c'est précisément posséder le secret, que de ne pas faire cette confusion.
^
Il est dans l'art d'écrire, des prescriptions qui sont justes mais vaincs ; bonnes mais niaises. Tout le monde, à peine reçues, les observe sans aucun mal. Tout le monde, à peine averti, se gardera facilement de répéter un mot dans une phrase.
Mais Bossuet, qui est Bossuet, écrit assez sou- vent : Soit qu'il soit démontré que..^
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TEL QUEL
Et Bourdaloue, qui est très pur, et même qui n'est guère plus que cela, use parfois de cette atroce locution.
Dans les arts, les théories ne valent pas grand '- chose... Mais c'est une calomnie. La vérité est qu'elles n'ont point de valeur universelle. Ce sont des théories pour un. Utiles à un. Faites à lui, et pour lui, et par lui. Il manque, à la critique, qui les détruit facilement, la connaissance des besoins et des penchants de l'individu ; et il manque à la théorie même de déclarer qu'elle n'est pas vraie en général, mais vraie pour X dont elle est l'instru- ment.
On critique un outil sans savoir qu'il sert à un homme auquel il manque un doigt, ou bien qui en a six.
Poèmes épiques.
Les grands poèmes épiques, quand ils sont beaux, sont beaux quoi qu'ils soient grands, et le sont par fragments.
Démonstration : Un poème de longue durée est un poème qui se peut résumer. Or est poème ce qui ne se peut résumer. On ne résume pas une mélodie.
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RHUMES.
^
Rien de beau ne se peut résumer.
Les barbares pédagogues résument et font résu- mer des œuvres dont l'absurdité de les résumer est l'essence même. Leurs squelettes de VÉtiéide ou de V Odyssée sont privés des mouvements et des forces et des grâces qui font tout le prix de ces ouvrages aux yeux des personnes positives.
Qu'il n'y a pas de poètes purs au commence- ment de littératures, pas plus qu'il n'y a de métaux purs pour les praticiens primitifs.
Homère et Lucrèce ne sont pas encore des purs. Les poètes épiques, didactiques, etc.. sont impurs.
— Impurs n'est pas un blâme. Ce mot désigne un certain fait.
Traductions.
Les traductions des grands poètes étrangers, ce sont des plans d'architecture qui peuvent être ad- mirables ; mais elles font évanouir les édifices mêmes, palais et temples...
ai
TEL QUEL
Il y manque la troisième dimension, qui de concevables, les ferait sensibles.
Tîr
Le principe du « savoir vivre » : L'homme n'a pas de corps. Il est vêtu et ne digère pas. Les héros littéraires ne fonctionnent pas. On ne sait de quoi ils vivent. Sans profession, sans moyens d'exis- tence, sans intestin.
On appelle ces monstres des exemplaires éternels d'humanité ! Ils ne sont que des résidus — des résumés de ce qu'on trouvait d'intéressant dans l'homme à telle époque.
La littérature, aussi, se meut entre le réalisme et le nominalisme — entre la croyance à la des- cription exacte, à la création d'objets par les mots — et le libre jeu de mots. Jamais contact plus étroit que lorsque Zola et Banville vivaient à deux quarts d'heure l'un de l'autre. Rue de l'Eperon, rue de Douai.
Confusion.
Poètes-philosophes (Vigny, etc..) C'est con-
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RHUMBS
fondre un peintre de marines avec un capitaine de vaisseau.
(Lucrèce est une exception remarquable.)
Confusion.
Mettre de la musique sur de bons vers, c'est éclairer un tableau de peinture par un vitrail de cathédrale.
La musique belle par transparence, et la poésie par réflexion. — La lumière implique l'une, et par l'autre est impliquée.
Confusion.
Quelle confusion d'idées cachent des locutions comme « Roman psychologique ». « Vérité de ce caractère », « Analyse » ! etc.
— Pourquoi ne pas parler du système nerveux de la Joconde et du foie de la Vénus de Milo ?
Il n'y a pas de doctrine vraie en art, parce qu'on se lasse de tout et que l'on finit par s'intéresser à tout,
63
[T^EL QUEL
^
Le genre le plus ennuyeux que l'on puisse trou- ver dans l'histoire littéraire n'est jamais tout à fait mort. Il reviendra, — comme remède à l'ennui que le genre le plus excitant finira bien par atteindre.
iV
Il faut, un jour d'énergie, prendre le livre que l'on tient pour ennuyeux, lui ordonner d'être, essayer de reconstituer l'intérêt qu'y a pris l'auteur.
Je déteste la fausse profondeur, mais je n*aime pas trop la véritable. La profondeur littéraire est le fruit d'un procédé spécial. C'est un effet comme un autre, obtenu par un procédé comme un autre. — Il suffit de voir comme se fabrique un livre de pensées — j'entends profondes.
Et qu'importe que ce bassin ait quarante centi- mètres de profondeur ou quatre mille mètres ? C'est son éclat qui nous enchante.
RHUM BS
lîr
Trait d'esprit, — est usage du mot ou de l'acte pour son efïet de choc instantané. Faible masse, grande vitesse. Il y a des traits de sottise aussi con- sidérables, aussi rares, aussi précieux que des traits d'esprit.
Le type orateur se sert d'images insoutenables. Magnifiques en mouvement, ridicules au repos.
Le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son signe. Il ne lui suffit pas d'avoir de l'or ; il le lui faut marqué de soi. Sa richesse est à son image. Son capital d'idées fondamentales est monnayé à son effigie ; il les a faites ou refondues ; et il leur a donné une forme si nette, il les a frappées dans un or si dur qu'elles circuleront à travers le monde sans altéra- tion de leurs caractères et de son coin.
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TEL QUEL
ARRIERE-PENSEES La logique ne fait peur qu'aux logiciens.
Garder la liberté de son esprit dans certaines occasions est considéré comme un crime. — (Même par soi-même, parfois.)
L'ami sincère.
Qui osera dire à son ami : je t'avais parfaite- ment oublié...
Le martyr : J'aime mieux mourir que de... réfléchir.
Pas de « vérité » sans passion, sans erreur. Je 86
RHU M BS
veux dire : la vérité ne s'obtient que passionné- ment.
Le mensonge sera souvent le péché du question- neur lequel rend la vérité dangereuse.
Un homme franc est un homme qui a des réac- tions simples. Son système de relation est un sys- tème de « plus courts chemins ». On pourrait reconnaître la franchise d'un homme à bien d'autres marques que dans ses modes d'agir à l'égard des autres hommes.
Mais d'abord dans ses réactions devant n'im- porte quel objet et dans n'importe quelles circons- tances.
Inquiétant est celui dont on ne peut deviner quel jugement il porte sur soi-même.
Le cas est heureusement rare.
Mais qui n'est pas inquiétant, n'est pas grand '- chose.
Nos plus importantes pensées sont celles qui contredisent nos sentiments.
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TEL QUEL
^
Les uns disent des sottises après réflexion, les autres par irréflexion ; certains les évitent par ré- flexion, et les autres en se laissant spontanément répondre,
comme si :
chez les uns, l'inconscient ; chez les autres, la réflexion — était impuissant.
L'esprit, me disait un homme d'esprit, ce n'est que la bêtise en mouvement ; et le génie, c'est la bêtise en fureur.
— Agitez-vous, lui dis-je. Irritez-vous, mon cher...
C'est une grande erreur de spéculer sur la sot- tise des sots, et une erreur plus grande de bâtir sur l'intelligence des intelligents.
Ils s'écartent de leur nature une fois par jour.
Mon « injustice » à l'égard de la Musique vient 8â
RHUMBS
peut-être du sentiment qu'une telle puissance est capable de faire vivre jusqu'à l'absurde.
Le jugement d'un a'oyant sur la pensée d'un incroyant, et le jugement réciproque ne comptent pas.
— Un homme qui sent fortement la musique, et un homme qui n'en perçoit que du bruit peu- vent parler jusqu'à demain.
Le débat religieux n'est plus entre religions, mais entre ceux qui croient que croire a une valeur quelconque, et les autres.
II n*est pas d'opinion, de thèse, de sentiment qui poussé à bout ou exécuté à fond ne conduise à la destruction de l'homme.
Si les criminels résistaient en proportion de ce qu'ils risquent... Si les premiers chrétiens l'eussent été de toute leur force, il n'y aurait plus eu de chré- tiens ; — et si tout le monde les eût suivis, per- sonne ne resterait sur la terre.
89
JEL QUEL
Les deux doctrines symétriques, celle qui parle d'une vie éternelle et celle qui nous abolit une fois pour toutes, s'accordent dans une même consé- quence : l'une et l'autre retirent toute importance aux inventions et aux constructions humaines. L'une confronte à l'infini ces œuvres finies et les annule par ce rapport. L'autre nous fait tendre vers zéro, et tout avec nous. Si tous fussent vrais chré- tiens, ou si tous fussent vrais païens, ils seraient tous morts, et ils seraient morts sans avoir rien fait.
^
On parle bien plus volontiers de ce qu'on ignore. Car c'est à quoi l'on pense. Le travail de l'esprit se porte là, et ne peut se porter que là.
Types d'esprits.
Les uns ont le mérite de voir clairement ce que tous voient confusément. Les autres ont le mérite de voir confusément ce que personne encore ne voit. La réunion de ces mérites est très rare.
^
RHUMES
Les premiers sont enfin rejoints par tout le monde.
Les seconds sont absorbés par les premiers, ou détruits radicalement sans reste et sans retour. Les premiers disparaissent dans le nombre où ils se fondent : les seconds dans les premiers, ou bien dans le temps pur et simple.
Tel est le sort des hommes de l'esprit.
Ce n'est rien de surmonter le banal. On réagit contre des sottises par des folies. Cela est méca- nique. Toute l'histoire mentale moderne, art, politique, etc., est aussi simple que les réflexes d'une grenouille. Je hais ce jeu de réactions simples, automatisme de l'extrémisme, riposte symétrique ; croyances à la valeur du neuf en tant que neuf, du vieux en tant que vieux ; croyance à l'intense, etc.
Mais il existe un point d'oij l'étrange, ni le banal, ni le neuf, ni le vieux ne peuvent plus se voir.
Dialogue.
— Quels sentiments alors furent les vôtres ?
— Ceux d'un homme qui ne sait ce qu'il faut
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TEL QUEL
sentir. Ou peut-être sentais-je que je ne sentais pas ce qu'il fallait sentir...
De sorte que mon état ne ressemblait à rien, et que je n'étais positivement personne.
Le Défi.
« Vous n'êtes pas pratique, — (pas bon, pas sérieux, etc.). — Non, Monsieur, car je ne suis rien — dans mon état ordinaire. — Au repos, je ne suis ni ceci ni cela... Mais il ne faudrait pas me défier d'être bon, pratique, et le reste... Donnez- m'en le besoin. »
n faut être profondément injuste. — Sinon ne vous en noêlez pas. Soyez juste.
Il taut avoir commis bien des crimes, plus ou moins intérieurs, et porter un passé lourd et varié, plein d'accidents moraux et autres, pour savoir, pour oser, réussir enfin quelque jour un acte bon, faire un peu de bien — sans erreur.
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RHUMBS
^
« Je suis un honnête homme, dit-il, — je veux dire que j'approuve la plupart de mes actions. »
Raisonnement de la bête.
Il est naturel de lécher la main qui donne à manger ; qui a donné à manger ; — qui donnera à manger ; — qui peut-être donnerait à manger... Si on la mangeait cette main ? Si... Et quoi de plus naturel aussi ? N'est-ce pas la même chose ? — Viande pour viande.
Je trouve indigne de vouloir que les autres soient de notre avis.
Le prosélytisme m'étonne.
Répandre sa pensée ?
Répandre — sa pensée — sans les reprises, sans l'absurde qui la nourrit, la baigne, — sans ses conditions...
Répandre ce que je vois faux, incertain, incom- plet — verbal ; ce que je ne supporte qu'à force de retouches, d'astérisques, de parenthèses et de sou-
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TEL QUEL
lignements ; — à force de retouches possibles, de reprises à date non certaine...
Et par un autre côté — répandre mon meil- leur...
Ou bien : commençant de parler avec chaleur et lumière — tout à coup, au son réfléchi de ma parole, — en entendre la faiblesse, l'absurdité brusquement accusée — et alors m'interrompre ou... poursuivre. Me mentir ou me rétracter ?...
— Comment peuvent-ils supporter de rester dans leur opinion aussitôt qu'elle sonne, et devient distincte de ce qui crée ?,
-sîr
Etrange folie de communiquer —
Communiquer sa maladie ! — son opinion — communiquer la vie.
Nos « opinions », nos « convictions » ne sont que nos cruelles nécessités. Notre nature veut que nous pensions quelque chose sur tous les sujets. La constitution politique nous y oblige. Dieu nous contraint de prononcer sur son existence et ses qualités.
Notre nature exigeant que nous répondions â toutes les questions qu'elle nous fait croire qui nous sont posées ; elle veut aussi que nos réponses
9.4
RHUMBS
nous soient chères comme venant de nous. Le contraire serait plus sensé
^
Quoi, se disait peut-être un homme de génie, — je suis donc une curiosité... Et ce qui me paraît si naturel, cette image échappée, cette évidence im- médiate, ce mot qui ne m'a rien coûté, cet amuse- ment éphémère de mes yeux intérieurs, de ma secrète oreille, de mes heures, et ces accidents de pensée ou de parole... me font un monstre ? — Etrangeté de mon étrangeté. Ne scrais-je qu'un objet rare ? Et donc, sans que rien en moi fût changé, il suffirait que j'eusse cent mille semblables pour que je sois rendu imperceptible... S'il y en avait un million, je serais enfin quelque sot... Ma valeur tomberait au millionième...
^
Ce n'est le nouveau ni le génie qui me sédui- sent, — mais la possession de soi. — Et elle revient à se douer du plus grand nombre de moyens d'expression, pour atteindre et saisir ce Soi et n'en pas laisser perdre les puissances natives, faute d'organes pour les servir,
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iC.EL QUEL
Rêve. — J'étais ce que je veux être, et je mou- rais de gêne.
J étais ce que je veux être et je mourais de l'être.
7^
Qui t'a torturé ? Où est enfin cette cause de douleurs et de cris ? Qui t'a mordu si avant, qui pesa sur 'toi-même confondu à ta chair comme le feu coïncide avec le charbon, qui te tordit et tordit en toi tout l'ordre du monde, toutes idées, le ciel, les actes et les moindres distractions ?
Est-ce un monstre, un dominateur sans pitié, un tout-puissant connaisseur des ressources de l'hor- reur et de ta géographie nerveuse ?
C'est un petit objet, une petite pierre, une dent gâtée. Il t'a fait chanter tout entier, comme le sif- flet ajusté sur le cours de la vapeur.
Chanson.
Il n'est peine si grande j
Qu'un rien ne suspende Pour un rien de temps.
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RHUMBS
lîr
Revenir à soi, — c'est revenir au reste. C'est exactement revenir à ce qui n'est pas soi.
Au moment de la jouissance, de l'entrée iti bonis ; à la mort du désir ; et quand s'ouvre la succession de l'idéal, se fait une oscillation, une balance entre le plaisir de mettre la main sur le réel et le déplaisir de trouver ce réel moins réel qu'on ne le faisait et moins délicieux que sa figure.
Je dispose de ce bien, et il est comme je pensais.
Mais il y manque pourtant quelque chose. — Son absence — cette force de se faire imaginer.
Notre insuffisance d'esprit est précisément le domaine des puissances du hasard, des dieux et du destin.
Si nous avions réponse à tout — j'entends : réponse exacte — ces puissances n'existeraient point.
Mais nos réponses justes sont rarissimes. La plu- part sont faibles ou nulles. Nous le sentons si bien
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TEL QUEL
que nous nous tournons à la fin contre nos ques- tions. C'est par quoi il faut au contraire commen- cer. Il faut former en soi une question antérieure à toutes les autres, et qui leur demande à chacune ce qu'elle vaut.
Pas d'insensibilité aux compliments. Nul n'y échappe, hormis l'homme souffrant.
La plante humaine semble s'épanouir sous les louanges. On voit l'immonde fleur s'ouvrir, et le feuillage frissonner. C'est une chatouille profonde, que certains pratiquent avec légèreté. Elle agit même sur l'homme averti et le dispose bien, si l'opérateur est assez habile et indirect.
L'homme averti ressent une révolte d'être ma- nié et d'obéir à cette volupté, comme le corps ferait aux actes lents d'une savante courtisane. Mais cette révolte même est un doux mouvement d'orgueil qui procède du sentiment de mériter toujours louange plus grande que toute louange donnée.
Et par ce mouvement, l'amour de soi ne fait que se 'transformer en soi-même.
Conspiration. On voudrait unir entre eux tous ceux pour qui l'on pense, et auxquels nous offrons
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RHUMBS
en nous-mêmes nos meilleures pensées. Une œuvre devrait être le monument d'une telle union.
^
La plus grande gloire imaginable est une gloire qui demeurera toujours ignorée de celui qui l'ob- tient.
Elle est. d'être invoqué secrètement, d'être ima- giné et placé par un inconnu dans ses pensées les plus mystérieuses pour lui servir de témoin, de juge, de maître, de père et de contrainte sacrée. Voilà cette gloire mystique, et je sais qu'elle existe, pour l'avoir conférée à quelques-uns, dont même les vivants d'entre eux ne le purent soupçonner.
Les médiocres esprits deviennent toujours plus habiles, ne cessant de parcourir leur médiocre lieu. Mais celui qui d'habile se fait gauche... voilà l'homme. -
Je travaille savamment, longuement, avec des attentes infinies des moments les plus précieux ; avec des choix jamais achevés ; avec mon oreille, avec ma yision, avec ma mémoire, avec mon ar-
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TEL QUEL
deur, avec ma langueur ; je travaille mon travail, je passe par le désert, par l'abondance, par Sinaï, par Chanaan, par Capoue, je connais le temps du trop, et le temps de l'épuration, pour faire de mon mieux quelque chose dont je sais que ce sera rien, sujet d'ennui, d'oubli, d'incompréhension, et qui me déplaira, me blessera demain, — car je serai demain nécessairement inférieur ou supérieur à celui d'aujourd'hui qui jait de son mieux.
Je vaux par ce qui me manque, car j'ai la science nette et profonde de ce qui me manque ; et comme ce n'est pas peu de chose, cela me fait une grande science.
J'ai essayé de me faire ce qui me manquait.
lîr
J'aime la pensée comme d'autres aiment le nu, qu'ils dessineraient toute leur vie.
Je la regarde ce qu'il y a de plus nu ; comme un être tout vie — c'est-à-dire dont on peut voir la vie des parties et celle du tout.
La vie des parties de l'être vivant déborde la vie de cet être. Mes éléments, même ceux de mon esprit, sont plus antiques que moi. — Mes mots viennent de loin. — Mes idées, de l'infini. Infini des combinaisons de cet ordre.
ÎQ0
RHUMBS
^
Le plus beau serait de penser dans une forme qu'on aurait inventée.
Qu'il est rare de penser à fond sans soupirer. A l'extrême de toute pensée est un soupir.
Ce que l'on regrette de la vie, c'est ce qu'elle n'a pas donné — et jamais n'aurait donné. Apaise- toi.
fOl
AUTRES RHUMBS
RÊVES
Rêve.
Éveillé, mon esprit tout à coup abandonne le» choses voisines et se met à bâtir dans le monde où les constructions ne coûtent rien, ou presque rien. Une grande activité se remarque dans le demi- univers réservé aux combinaisons et fabrications imaginaires. Mes désirs construisent et tendent à me faire ce qui me plaise exactement. Je renverse leurs projets. Je reprends ; je modifie, je perfec- tionne.
Un grand bruit me précipite de là-haut. Je suis coupé en deux. Je me trouve tombé à la place même de mon corps. Je me perçois en deux per- sonnes incompatibles. Il se produit entre ces deux présences une oscillation symétrique de période inconnue. J'ai des intérêts dans deux mondes qui n'ont pas de communication entre eux. Je rêve ou je veille. Je vois ou je forme. Je vais de mes mains et de ma table, à mes structures et à mes chantiers d'excitation, et je reviens au réel...
107
TEL QUEL
Peu à peu cette vie en partie double s'organise. L'oscillation du pendule Moi se ralentit. Je consens à être et à édifier, à peu près simultanément. Il y a quelque chose de changé. Je passe de l'état de perturbation alternante, de l'état « L'un ou l'autre » à l'état « L'un et l'autre ». J'ai créé un regard capable de deux mondes donnés.
Si nous pouvions trouver de même un état ca- pable de la veille et du véritable rêve, de belles observations deviendraient possibles...
Rêve.
Il y a quelque trente ans, j'ai fait ce rêve :
Je me trouvais sur un quai, à Rouen, vers la fin du jour. Une ardente et tendre lumière rose sur le fleuve, sur les pierres, sur les arêtes, les passerelles, les renflements et les saillies des navires à l'ancre.
Mais une seule chose m'importait.
Il y avait à dix pas de moi une petite montagne de houille. Il en émanait une puissance, une vertu indéfinissable que je sentais étrangement peser sur moi.
Je me sentais attiré, paralysé, contraint à une contemplation, et comme intérieurement orienté tout entier par cette ténébreuse et étincelantc masse. Ce tas noir, et de diamant noir, m'était comme la Montagne d'Aimant des Contes arabes.
lo8
'AUTRES RHUMBS
Et quelque chose en moi nommait cet effet sin- gulier, sans le moindre doute. Quelque chose savait en moi d'une science certaine et immédiate que c'était là le Regard de Napoléon.
^
IMUS
Opéra de rêve.
Une grosse lampe, couleur de perle et de rêve, émet une lueur ou musique toute suave. La lu- mière qui croît, ou l'harmonie qui s'enfle et se divise, éclaire ou crée peu à peu le spectacle. On découvre Imus assis devant une table. On le voit ou On est lui. Mieux on le distingue, plus on est lui. L'harmonie forme ou fait venir d'o« ne sait quel lointain une jeune servante blonde et pleine de grâce. Elle vient près d'Imus, s'accoude, puis s'assied à demi à côté de lui, sur le vide, toute proche et claire. On ne voit point son visage connu, qui demeure détourné, chose abstraite ; et le sourire qu'0/2 sait qu'elle a existe dans toute la salle vague, à la manière d'un parfum. Mais son corps tiède, nuque et coude vivants, presse et s'impose,
Z09
TEL QUEL
Ce contact est inexprimablement réel. Tout le monde perçoit par Imus qui est aussi tout le monde ; et Voti comprend, au contraire, que la vision de cette jeune fille n'est qu'une peinture et un pres'tige accessoire.
Elle se tait indéfiniment, infiniment douce contre Imus ; mais l'étonnement de cette arrivée, de cette pose, de cette approche et de ce silence l'envahit, envahit la scène, la salle ou moi, comme les avait envahis le sourire ou le parfum.
Ni parole, ni mouvements de cette fille ni de personne ne dissipent ni ne gênent ce trouble qui se développe dans Imus, et par la mystérieuse action de présence d'Imus, en tout le monde ou en moi. Ce charme de contact s'élève dans la chair, dans le cœur, dans la présence humaine réelle cachée, rend la lumière et la musicale rumeur plus faibles et plus tendres, répand une chaleur sourde et trop douce, change les projets, les devoirs, obs- curcit les prudences permanentes, éclaire une pente unique. Un rideau de moins en moins transparent coule sur le reste du monde, avec un bruit continu qui cause un extrême délice et un malaise extrême indivisibles.
Rêve. Rapport de mer.
On est en mer, couchés dans un cadre ; deux
no
'AUTRES RHUMBS
corps en un seul ; étroitement unis, et il y a doute si Von est un ou deux, à cause de ce resserrement dans le lit exigu de la cabine. L'être simple et double est en proie à une tristesse infinie. Il y a une douleur et une tendresse sans cause et sans bornes avec lui. Un vent de tempête souffle dans la nuit extérieure. Le navire roule et geint affreu- sement. L'être à l'être se cramponne et on perçoit le battement d'angoisse d'un cœur unique, les coups sourds de la machine qui cogne et lutte contre la mer, les chocs rythmés, et de plus en plus durs et violents, de cette mer démontée contre la coque.
La terreur, le danger, la tendresse, l'angoisse, le roulis, la puissance des ondes croissent jusqu'à un certain point de rupture.
Enfin la catastrophe se déclare. Le hublot cède à la mer ; la paroi même s'entr 'ouvre et vomit l'eau formidable.
Je m'éveille. Mon visage est baigné de larmes. Elles ont coulé sur mes joues, jusques à mes lèvres, et ma première impression est le goût de ce sel, qui sans doute a créé tout à l'heure cette combinai- son désespérée de tendresse, de tristesse et de mer.
Remarque.
On observera que j'ai souligne plusieurs fois
TEL QUEL
.dans ce petit « rapport de mer » le mot : On. J'ai remarqué assez souvent l'importance, la nécessité d'emploi, — de ce pronom dans le récit que nous nous faisons des rêves. Ces récits sont toujours sus- pects. Nous ne connaissons nos propres rêves que dans une traduction que nous en donne le réveil, — dans un état qui est incompatible avec eux. Je crois que nous ne pouvons absolument pas nous représenter toute V insignifiance essentielle des rêves, leur incohérence constitutive. Mais le texte de nos traductions naïves laisse parfois entrevoir les embarras et les hésitations du traducteur, ses écarts du langage qui convient aux choses de la veille. De telles perturbations de formes me font songer à ces petites inégalités, à ces anomalies par l'analyse desquelles les astronomes arrivent à déceler l'existence de corps invisibles...
Le mot : On, que j'ai dû employer tient lieu d'un sujet indistinct, à la fois spectateur, auteur, auditeur, acteur, en qui le voir et le être vu, l'agir et le subir, sont réunis et même curieusement com- posés. Notre langage répugne à l'expression de ces possibilités psychiques si éloignées de nos habitudes de pensée utile. Mais peut-être trouverait-on, dans quelque dialecte de tribu australienne ou algon- quine, des termes et des formes plus variés, plus complexes, plus généraux, — et en somme plus savants <juc les nôtres, -- — pour traduire avec une
113
AUTRES RHU MBS
approximation plus satisfaisante les informes et inhumains phénomènes du rêve.
A t halte.
Madame T, a perdu sa nièce il y a quelques mois.
Elle a fait ce rêve : que se trouvant dans son salon où elle prend le thé avec une amie, entre sou- dain la nièce morte.
Avec surprise et joie elle se lève pour l'accueil- lir. La dame qui était là regarde, se dresse et s'ét/a- notiit. La morte embrasse sa tante. Ensuite, elle la saisit par la taille et fait mine de la vouloir enlever en l'air.
Mais la rêveuse, le Moi de ce rêve, ne se trouve saisie que par un corps qui se fluidifie, se fond, s'afïaisse. A ses pieds il n'y a aussitôt qu'une loque innommable, une robe morte, — et tout ce qu'il faut pour se réveiller en pleine horreur.
Remarque.
Dans certaines dispositions, on trouve extraordi- nairement beaux des vers, qui au bout de quelques heures, ou de quelques instants, sont reconnus détestables. C'est qu'on a rêvé.
Si le poète était vraiment un rêveur, comme
TEL QUEL
une légende toute moderne le prétend, il est à parier qu'il ne pourrait jamais se relire sans gémir.
Il me souvient d'avoir été excessivement peiné, pendant toute une matinée, de ne pouvoir retrou- ver quelques vers entendus en rêve, et qui me lais- saient le sentiment d'une beauté incomparable, comme infinie, singulière et impersonnelle. J'ex- prime ceci comme je puis.
Mais je me consolai doucement et progressive- ment, par une sorte d'analyse de plus en plus fine et serrée, me démontrant que ces beaux vers ne devaient et ne pouvaient être qu'un balbutiement insignifiant, une syllabisation quelconque, plus une impression de merveille inouïe... Pure coïnci- dence, ou coïncidence non substantielle, d'un bal- butiement local et perdu, avec le sentiment sans objet d'un état d'enchantement.
Le suicide est comparable au geste désespéré du rêveur pour rompre son cauchemar. Celui qui par effort se tire d'un mauvais sommeil, tue ; tue son rêve, se tue rêveur^
îifl
POESIE PERDUE
Cœur de la nuit.
Nuit coupée, presque trop belle, mêlée de trop de noir et de lumières trop aiguës ; merveille de possession et d'absence, nuit toute en écarts admi- rables ; pas un instant qui ne soit tout ou rien.
Au sein de la nuit, au centre de la nuit.
Le réveil de l'esprit bien opposé à la substance de la nuit :
Remarquablement seul, distinct, reposé.
Divisé de la nuit, divisant nettement ses puis- sances !
Alors les ténèbres l'illuminent
Le silence lui parle de près.
Alors, le corps sans poids dans le calme
Se ressentant jusqu'aux extrêmes de ses mains, de ses pieds ;
Et le langage tout présent,
La mémoire toute présente,
Tous les mouvements et opérations d'esprit
Sensibles et visibles ;
TEL QUEB
IJes idoles bien rangées
Sur tous les degrés, à tous les ordres, et classes ou catégories
Sentir la connaissance même, et point d'objets...
L'ouïe.
Entends ce bruit fin qui est continu, et qui est le silence. Ecoute ce qu'on entend lorsque rien ne se fait entendre. *
II couvre tout, ce sable du silence.
Je considère toute mon histoire, mes volontés et mes amours comme une ville d'autrefois, par la cendre ou le désert, ensevelie et effacée.
Mais entends ce sifflement si pur, si seul, si loin, créateur d'espace, comme au plus profond, comme existant solitaire par soi-même.
Plus rien. Ce rien est immense aux oreilles.
Sifflet encore. Sifflet sinistre, simple, éternel, égal à lui-même ; filet éternel du temps, qui se perd dans l'univers de l'ouïe, consubstantiel à l'es- pace, coulant dans le sens de l'attente infinie, emplissant la sphère croissante du désir d'entendre.
'AUTRES RHUMBS
Les oiseaux.
Oiseaux premiers. Naissent enfin ces petits cris. Vie et pluralité vivante au plus haut des cieux !
Petits cris d'oiseaux, menus coups de ciseaux, petits bruits de ciseaux dans la paix ! Mais quel silence à découdre !
Réversibilité.
Quelle sorte de bonheur se baigne dans la fatigue ! Fatigue du repos, extension infinie, les bornes du monde ou du corps s'y composent.
Je me confonds à la douce chaleur de ma couche. Tout est possible à l'homme qui se tourne et se retourne entre la veille et le sommeil. Il peut prendre à droite ou à gauche. Sa substance de hasards est toute chaude encore ; les songes sont tout prêts à servir. De l'autre côté, il voit ses forces et ses actes.
Reprise.
Roulements des roues premières. Des revenants laborieux toussent et causent dans la rue probable. Il doit y. avoir du soleil frais sur les ordures.
fi9
TEL QUEL
O vie, ô peinture sur ténèbres !
Belle matinée, tu es peinte sur la nuit.
Matin délicieux, qui te peins sur la nuit.
Ces hirondelles se meuvent comme un son meurt.
Si haut vole l'oiseau que le regard s'élève à la source des larmes.
MATIN
Réveîl.
Au réveil, si douce la lumière et beau ce bleu vivant !
Le mot « Pur » ouvre mes lèvres.
Tel est- le nom que je te donne.
Ici, unies au jour qui jamais ne fut encore, les parfaites pensées qui jamais ne seront. En germe, éternellement germe, le plus haut degré univer- sel d'existence et d'action.
Le Tout est un germe — le Tout ressenti sans parties — le Tout qui s'éveille et s'ébauche dans l'or, et que nulle affection particulière ne corrompt encore.
Je nais de toutes parts, au loin de ce Même, en
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AUTRES RHUMBS
tout point où étincelle la lumière, sur ce bord, sur ce pli, sur le fil de ce fil, dans ce bloc d'eau lim- pide. Tu n'es encore et sans peine qu'un effet déli- cieux de lumière et de rumeur, merveille de feu, de soie, de vapeur et d'ardoise, ensemble de bruits simples confondus, dorure et murmures, matin.
^
Que ne puis-je retarder d'être moi, paresser dans l'état universel ?
Pourquoi, ce matin, me choisirais-je ? Qu'est-ce qui m'oblige à reprendre mes biens et mes maux ? Si je laissais mon nom, mes vérités, mes coutumes et mes chaînes comme rêves de la nuit, comme celui qui veut disparaître et faire peau neuve, aban- donne soigneusement au bord de la mer, ses vête- ments et ses papiers ?
N'est-ce point à présent la leçon des rêves et l'exhortation du réveil ? Et k matin d'été, k ma- tin, n'est-il le moment et k conseil impérieux de ne point ressembler à soi-même ? Le sommeil a brouillé le jeu, battu les cartes ; et les songes ont tout mêlé, tout remis en question...
Au réveil il y a un temps de naissance, une nais- sance de toutes choses avant que quelqu'une n'ait lieu. II y a une nudité avant que l'on se re-vêtissc.
121
TEL QUEL
L'âme boit aux sources une gorgée de liberté et de commencement sans conditions.
Cet azur est une Certitude. Ce Soleil qui paraît et fait sonner pour soi de toutes parts le branle- bas et les honneurs, qui fait chanter une feuille et étinceler tout le pont, tous les cuivres de la mer, il s'annonce et monte comme un juge, il évoque les pâles erreurs à son tribunal; il condamne les songes ; il dissipe les croyances de la nuit, il casse les jugements de la terreur ; il rassure ou menace toute chose mentale... Que de pensées se cachent aussitôt, et que de procédures de l'esprit sont sans retard frappées de nullité i
ii
ARBRE
L'arbre chante comme roiseau. Tout à coup, coup de vent. — Vent brusque. Cela vient, s'apaise, revient comme vagues. Le vent donne au grand arbre une multitude de
t2a
AUTRES RHUMBS
pensées, le surprend, le trouble, l'attaque en tous points, l'ébranlé. Le revêt de l'envers de ses mil- liers de feuilles nombreuses. L'épouse, le change en rumeur qui grandit et s'afïaiblit et le change en ruisseau perdu.
Ceci donne pur rêve du ruisseau.
L'arbre rêve d'être ruisseau ;
L'arbre rêve dans l'air d'être une source vive...
Et de proche en proche, se change en poésie, en un vers pur...
J'analyse et épouse le frissonnement des petites feuilles de l'arbre immense qui vit dans ma fenêtre. Cela commence et finit. L'arbre calmé, je cherche et trouve encore une petite feuille qui oscille.
Reprise maintenant, reprise accélérée. Ce sont sextuples croches, trilles insoutenables. Nous voici à l'extrême de l'aigu. C'est un prurit, un ultra-vif, une fohe de fréquence, un délire d'excitation qui gagne les masses centrales et menace l'énorme vie.
Il y a une combinaison harmonique visible de la vibration affolée de la feuille avec celles de la tigelle, du rameau, puis de la branche mère et de la grosse branche aïeule. La plus grosse lourde- ment, lentement, se balance et ses parties de plus en plus fines et. frêles oscillent, palpitent, scintil- lent,
Ï23
TEL QUEL
Le mouvement gagne du front vers le sol. Un amortissement délicieux achève la crise et la leçon de poésie.
OISEAUX CHANTEURS
L'oiseau crie ou chante ; et la voix semble être a l'oiseau d'une valeur assez différente de la valeur qu'elle a chez les autres bêtes criantes ou hurlantes.
L'oiseau seul et l'homme ont le chant.
Je ne veux seulement la mélodie, mais encore ce que la mélodie a de libre et qui dépasse le besoin.
Le cri des animaux est significatif ; il les dé- charge de je ne sais quel excès de peine ou de puissance, et rien de plus.
Le braiement de l'âne, le mugissement du tau- reau, l'aboi du chien, le cri du cerf qui rait ou brame, ils ne disent que leur état, leur faim, leur rut, leur mal, leur impatience. Ce sont des voix qui naissent de ce qui est ; nous les entendons aisé- ment et possédons leurs pareilles.
Mais comme il s'élève et se joue dans l'espace, et a pouvoir de choisir triplement ses chemins, de tracer entre deux points une infinité de courbes
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AUTRES RHUMBS
ailées, et comme il prévoit de plus haut et vole où il veut, ainsi l'Oiseau, jusque dans sa voix, est plus libre de ce qui le touche.
Chant et mobilité, un peu moins étroitement ordonnés par la circonstance qu'ils ne le sont chez la plupart des vivants.
"k
MATIN
Matin. Pluie d'une aurore mclée.
Je regarde cette pluie rapide. C'est toute ma peau qui la voit.
Par le moyen des nues, le caprice du vent change en deux ou trois minutes la face du champ de la mer. La couleur du soleil et celle de la nuit se mêlent et se succèdent. Une partie de la côte est nette et sombre ; l'autre toute fondue et vague- ment écrasée dans l'humide substance de la vue. Douces formes roses indistinctes.
Les mutations rapides font penser à celles d'une âme très impressionnable ; elle sourit encore à une idée, que la dure volonté et la tristesse instantanée sont déjà maîtresses de presque toute elle-même.
125
TEL QUEL
Tout ce regard me peint les fluctuations, les invasions et désertions de l'âme par les lumières et les ombres des idées.
La vitesse de ces changements visibles est de l'ordre de grandeur de celle de l'âme. Le mouve- ment d'un développement musical pourrait suivre celle-ci très exactement.
ii
REPRISE
De l'horizon fumé et doré, la mer peu à peu se
démêle ; et des montagnes rougissantes, des cieux doux et déserts, de la confusion des feuillages, des murs, des toits et des vapeurs, et de ce monde enfin qui se réchauffe et se résume d'un regard, golfe, campagne, aurore, feux charmants, mes yeux à regret se retirent et redeviennent les esclaves de la table. Tout un autre monde, un tout autre monde existe, le monde des signes sur la table ! — Que le travail soit avec nous ! Quel étrange resser- rement de vision, quelle parenthèse dans l'espace,
£26
'AUTRES RHUMBS
quel aparté dans l'univers que cette page toute attaquée d'écriture, brouillée de barres et de sur- charges I J'y vois des lignes entre des lignes, et l'infini des approximations successives est comme esquissé sur le papier. C'est ici que l'esprit à soi- même s'enchaîne. Les dons, les fautes, les repen- tirs, les rechutes, n'est-ce point sur ce feuillet voué aux flammes tout l'homme moral qui apparaît ? Il s'est essayé, il s'est enivré, il s'est déchargé, il s'est fait horreur, il s'est mutilé, il se reprend, il se chérit, et il s'adore.
O
Esprit. Attente pure. Éternel suspens, menace de tout ce que je désire. Épée qui peut jaillir d'un nuage, combien je ressens V imminence ! Une idée inconnue est encore dans le pli et le souci de mon front. Je suis encore distinct de toute pensée ; éga- lement éloigné de tous les mots, de toutes les formes qui sont en moi. Mon œil fixé reflète un objet sans vie ; mon oreille n'entend point ce qu'elle entend. O ma présence sans visage, quel regard que ton regard sans choses et sans per-
TEL QUEL
sonne, quelle puissance que cette puissance indéfi- nissable comme la puissance qui est dans l'air avant l'orage ! Je ne sais ce qui se prépare. Je suis amour, et soif, et point de nom. Car il n'y a point d'homme dans l'homme, et point de moi dans le moi. Mais il y aura un acte sans être, un effet sans cause, un accident qui est ma substance. L'événe- ment qui n'a de figure ni de durée, attaque toute figure et toute durée. Il fait visibles les invisibles et rend invisibles les visibles. Il consume ce qui l'at- tire, il illumine ce qu'il brise... Me voici, je suis prêt. Frappe. Me voici, l'œil secret fixé sur le point aveugle de mon attente... C'est là qu'un événe- ment essentiel quelquefois éclate et me crée.
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MERS
INSCRIPTION SUR LA MEK
LA SEULE INTACTE, ET LA PLUS ANCIENNE CHOSE DU
GLOBE, TOUT CE qu'elle TOUCHE EST RUINE ; TOUT CE qu'elle ABANDONNE EST NOUVEAUTÉ ; CELLE QUI SE RESSAISIT ENTRE DEUX FOIS QU'eLLE SE
DONNE, ELLE SE DONNE ET SE RETIRE AMEREMENT.
Vagues.
Le vent strie la grande vague de petites vagues obliques. La peau de la grande houle fondamen- tale est ridée régulièrement par la cause superfi- cielle de la brise, qui irrite légèrement la surface ; et la puissante forme roulante de provenance loin- taine se complique, devient une masse à facettes, une figure solide cristalline en transformation in- cessante, d'où émane la rumeur d'une matière en ébuUition par l'infinie quantité de cris intimes, de
TEL QUEL
déchirements et froissements, de plissements et de mélanges entre les eaux.
Tîr
Remarque.
La quantité n'est rien pour l'esprit. Elle est tout pour le sens. Rien pour l'esprit ; le géomètre l'ignore et l'absorbe dans les formes qu'il enfante.
Mais le sens, mais l'oreille, mais l'œil, mais l'âme sensitive sont excités, exaltés, écrasés par cette éternelle répétition.
L'esprit abhorre le retour innombrable, et voici toute une journée que les vagues qui vont périr le saluent.»
UN PHENOMENE
26 septembre.
Coucher du soleil. Ciel pur, le disque orange est tangent à l'horizon.
Les personnes qui sont sur la plage se taisent sans savoir pourquoi. Silence de trois minutes.
Impression de solennité de ce passage. Il y a une sensation d'exécution capitale dans la profondeur
1^2
'AUTRES RHUMBS
implicite de cette durée. La tête de ce jour lente- ment tombe.
Le disque est bu. Quand il disparaît net, un enfant crie : Ça y est ! Chacun semble frappé d'avoir vu l'un de ses jours décapité devant soi.
Je garde quelque temps dans le regard la pré- sence restante de ce mouvement prodigieux. Je res- sens fortement l'impression de nécessité, de ri- gueur, d'horaire inflexible, de puissance inerte pré- cise.
L'étrange situation du vivant, l'énorme inéga- lité de grandeur, différence de nature, de durée, qui existe visiblement entre les deux présents et composants de l'instant, la sensation immédiate d'une formidable hiérarchie d'importance s'impo- sent à la pensée et subsistent quelque peu dans sa substance impressionnable, comme l'image trop intense persiste et se meurt dans l'œil, par degrés de couleurs opposées. Ainsi la pensée répond, ou semble répondre, à ces trop fortes visions de « nature » par des répliques pâles et nobles, par le développement de contrastes connus. Elle invoque sa valeur propre, la transcendance de la faculté de connaître, et ne s'avise point du naïf automatisme de ces ripostes. Émettre le contraire, ce peut être suffisant pour se défendre, mais rien de plus que suffisant.
Il fallait bien que la pensée se défendît de cette
TEL QUEL
chose contemplée. Sa quantité de vie et de connais- sance entièrement soumise au mouvement de corps, son existence et sa mort apparues entraînées comme une étoile courant dans le champ d'une lunette fixe ; la suppression de son être, vue et infligée comme conséquence directe et minime des exigences de l'horaire ; toutes choses humaines déprimées, dépréciées, annulées au moment de ce frôlement de l'âme par l'astre, la dépendance sans contre-partie... Je laisse ma phrase en suspens. Je voulais précisément dire que tous ces sujets ne sup- portent point à^ attributs...
La mer à présent semble porter flottante et cla* potante toute une verrerie verte et violette. L'en- fant de tout à l'heure dévore un croûton poudré de sable que je sens crier sous mes dents.
Sables.
De la mer Occane.
Mer-Océan.
La grande forme qui vient d'Amérique avec son beau creux et sa sereine rondeur trouve enfin le socle, l'escarpe, la barre.
La molécule brise sa chaîne. Les cavaliers blancs sautent par delà eux-mêmes.
L'écume ici forme des bancs très durables, qui
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AUTRES RHUMBS
figurent un petit mur de bulles, irisé, sale, crcvard, le long du plus haut flot.
Le vent chasse des chats et des moutons né& de :ette matière, les souffle et les fait courir le plus drôlement du monde vers les dunes, comme effrayés par la mer. Cette écume est autre chose que de l'eau battue. Émulsionsale de silice et de sel.
Quant à l'écume fraîche et vierge, elle est d'une douceur étrange aux pieds. C'est un lait tout gazeux, aéré, tiède, qui vient à vous avec une vio- lence voluptueuse, inonde les pieds, les chevilles, les faire boire, les lave et redescend sur eux, avec une voix qui abandonne le rivage et se retire, tan- dis que ma statue s'enfonce un peu dans le sable et que l'âme qui écoute cette immense et fine mU" sique infiniment petite s'apaise ti la suit.
ir
Même sujet.
Grande mer à la Mer Sauvage. Jamais vagues plus hautes, plus massives, plus pétries, et pétris- santes ; plus écumantes. Sur le bord, à distance des plus hautes eaux, une barrière d'écume persistante, figée, dont Iç vent arrache des lambeaux gros comme un chat qu'il fait courir sur la pente de sable uni, c't qu'il roule vers les dunes. Ils ont l'air d'animaux. Cette gelée boursouflée est jaunâtre, gluante, composée de silice et d'eau salée.
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TEL QUEL
Effet écrasant de cette bourrade indéfiniment prolongée. Le paroxysme apparent, durable, et inépuisable. Ennui, sommeil, provoqués par cette sublime action non vivante, cette colère apparente, ce soulèvement et ce choc de choses mortes, cette insurrection de l'inerte.
Rochers.
Les uns sont noirs ; les autres, d*argent ; d'autres, roses de chair.
Les uns luisants et cubiques, aux arêtes mousses et douces. Les autres, à cassures aigres et nettes, ou à feuillets épais et déchiquetés. Il en est d'informes et de grossiers, et il en est de particuliers comme des personnes. Chacun sa nature, sa figure, son histoire. Sa figure est son histoire.
Je m'avance dans ce chaos au bruit de la mer.
C'est une danse étrange, ou peut-être tout le contraire d'une danse, que ce cheminement assu- jetti à un sol qui n'a point de loi. Le corps ne peut rien prévoir, chaque pas est une invention spéciale de l'œil et de l'instant. Nul pas ne ressemble à l'autre ; aucun n'a l'amplitude, la figure, la dyna- mique du précédent. Point d'habitude ici. Nulle séparation possible de l'esclave et du maître. Ainsi, dans les temps difficiles, le pouvoir et le peuple se tiennent de tout près.
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AUTRES RHUMBS
J'observe toutefois une sorte de rythme, car, à travers les hauteurs et les profondeurs, en dépit de la suite irrégulière des sauts et des escalades, j'essaie de conserver une vitesse moyenne. Dans cet espace en eicaliers successifs et contrariés, il est dur et bon de se mouvoir. Tous les muscles travaillent, et travaillent à l'improviste ; il faut que le centre à chaque instant invente la figure de son homme et distribue diversement l'énergie.
Il se joue un jeu d'échecs fort compliqué ; à chaque coup, le problème est autre ; et les pièces du jeu sont les images de la vue, les prévisions euclidiennes de déplacement, les divers groupes musculaires indépendants, et bien d'autres choses.
Toutes les pensées qui ne sont point : atteindre la mer, ou qui ne s'y rapportent, qui ne se pour- raient traduire en économie de forces, en prévi- sions d'efforts, sont comme annulées ou détruites en germe. Ainsi en est-il dans le joueur absorbé.
Tous ces calculs des sens et du squelette tou- chent à leur terme. Je vois l'écume entre d'énormes autels, des dés immenses, des tables renversées.
Nage.
Il me semble que je me retrouve et nac recon- naisse quand je reviens à cette eau universelle. Je
TEL QUEL
ii,e connais rien aux moissons, aux vendanges. Rien pour moi dans les Géorgiques.
Mais se jeter dans la masse et le mouvement, agir jusqu'aux extrêmes, et de la nuque aux orteils ; se retourner dans cette pure et profonde substance ; boire et souffler la divine amertume, c'est pour mon être le jeu comparable à l'amour, l'action où tout mon corps se fait tout signes et tout forces, comme une main s'ouvre et se ferme, parle et agit. Ici, tout le corps se donne, se re- prend, se conçoit, se dépense et veut épuiser ses possibles, Il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité il l'aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées. Par clic, je suis l'homme que je veux être. Mon corps devient l'instrument direct de l'esprit, et cependant l'auteur de toutes ses idées. Tout s'éclaire pour moi. Je comprends à l'extrême ce que l'amour pourrait être. Excès du réel ! Les ca- resses sont connaissance. Les actes de l'amant seraient les modèles des œuvres.
Donc, nage ! donne de la tête dans cette onde qui roule vers toi, avec toi, se rompt et te roule !
Pendaiit quelques instants, j*ai cru que je ne pourrais jamais ressortir de la mer. Elle me ic]^
138
'AUTRES RHUMBS
t, reprenait dans son repli irrésistible. Le retrait la vague énorme qui m'avait vomi sur le sable /alait le sable avec moi^ J'avais beau plonger mes as dans ce sable, il descendait avec tout mon rps. Comme je luttais encore un peu, une vague aucoup plus forte vint, qui me jeta comme une ave au bord doré de la région critique. Je marche enfin sur l'immense plage, frisson- nt et buvant le vent. C'est un coup de S. W. i prend les vagues par le travers, les frise, les )isse, les couvre d'écaillés, les charge d'un ré- m d'ondes secondaires qu'elles 'transportent de lorizon jusqu'à la barre de rupture et d'écume. Homme heureux aux pieds nus, je marche ivre marche sur le miroir sans cesse repoli par le ►t infiniment mince.
Psaume.
La marche libre et vive chante de soi-même. Il t impossible de ne pas créer en marchant. Créer . marchant est aussi simple et naturel que d'avan- r dans la liberté apparente du rythme des mêm- es. Il ne faut pas fixer ces créations tout indi- duelles. J'ai fixé celle-ci c't quelques autres pour c servir de documents.
m
TEL QUEL
COMME AU BORD DE LA MER...
Comme au bord de la mer
Sur le front de séparation,
Sur la frontière pendulaire
Le temps donne et retire.
Assène, étale.
Vomit, ravale.
Livre et regrette,
Touche, tombe, baise et gémi
Et rentre à la masse,
Rentre à la mère.
Eternellement se ravise !
Sur le front battu de la mer
Je m'abîme dans l'intervalle de deux lames...
Ce temps à regret
Fini, infini...
Qu'enferme ce temps ?
Quoi se resserre, quoi se rengorge ?
Que mesure, et refuse, et me reprend ce temps ?
Imposante impuissance de franchir, ô Vague !
La suite même de ton acte est se reprendre,
Redescendre pour ne point rompre
L'intégrité du corps de l'eau !
140
'AUTRES RHUMBS
Demeurer mer et ne point perdre
La puissance du mouvement !
Il faut redescendre
Grinçante, à regret,
Se réduire et se recueillir,
Se refondre au nombre immuable,
Comme l'idée au corps retourne.
Comme retombe la pensée
Du point où sa cause secrète
L'ayant osée et élevée.
Elle ne peut toujours qu'elle ne s*en revienne
A la présence pure et simple,
A toutes choses moins elle-même,
Quoi que ce soit non elle-même.
Elle-même jamais longtemps,
Jamais le temps
Ni d'en finir avec toutes choses.
Ni de commencer d'autres temps...
Ce sera toujours pour une autre fois !
Pour la prochaine et pour l'autre fois,
Une infinité de fois !
Un désordre de fois !
Entends indéfiniment, écoute
Le chant de l'attente et le choc du temps.
Le bercement constant du compte.
TEL QUEL
L'identité, la quantité,
Et la voix d'ombre vaine et forte,
La voix massive de la mer
Se redire : Je gagne et perds,
Je perds et gagne...
Oh ! Jeter un temps hors du temps I
Tir
Plus que seul au bord de la mer, Je me livre comme une vague A la transmutation monotone De l'eau en eau Et de moi en moi.
if
Pèlerinage.
Chapelle dans l'île C.
... Ce fin fond d'église oh se passe quelque chose de non clair. Mystère, niaiserie ; rien ou miracle.
Je sens un autre m'envahir. On me revêt d'un frisson primitif. Il y a un souffle sur ma chair, et je sens une horreur se feindre sur toute ma sur- face, hérissant la séparation du froid et du chaud.
Le prêtre tenant le ciboire, portant de bouche en bouche la nourriture qui est énigme, invincible- ment me fait songer d'un énorme insecte d'or
141
'AUTRES RHUMBS
qui féconde monotonement des files de femelles toujours renouvelées. Il visite avec une petite lu- mière vivante et tremblante toutes ces formes obs- cures disposées, qui s'ouvrent, sans doute, sur le point de son passage, reçoivent et se referment ; et, l'opercule clos, s'écrasent, s'anéantissent, font les mortes, se reprennent et s'en vont toutes changées, fermées, absorbées ; s'en vont silencieuses, resser- rées, sans regards, chacune avec son secret qui est le même pour toutes.
Toutes jointes et rentrées en elles-mêmes. Je songe à cet animal marin très simple qui se re- tourne comme un gant, mettant le dedans dehors.
De quoi donc ceci est-il le réflexe ?
Quel est le dessein de détail, et quelles sont les figures, les durées, les connexions physiques de cette horreur et intimité sacrée ?
Car je perçois moi-même et je constate en moi le passage de quelque onde fraîchissante qui se fait sensible sur mes épaules, comme si j'étais un brisant où la houle se heurte, blanchit, devient sonore, se signale. Je le sens, et l'observe sur ma chair, qui monte, existe, passe; je n'en fais point une idée, ne l'oppose ni ne l'attache à nulle idée. C'est un fait. Pour moi, un fait isolé... Est-ce là refuser la grâce ?
Est-ce la Grâce, l'Esprit, l'intime Étranger ? Est-ce un effet composé du silence, des ombres,
Ï43
TEL QUEL
du lieu et d'un moment présent tout pénétre de passé ?
Je sors. Une brusque assemblée de brumes voile tout, hors les premières pointes, têtes de roches.
Tout ce qui est affectif est obtus, pensai-je. Affec- tif est tout ce qui nous atteint par des voies sim- ples, au moyen d'organes qui n'ont les finesses ni les multiples coordonnées des organes spéciaux des sens.
Mais nous essayons de comparer ces valeurs brutes, puissantes, indistinctes, aux connaissances nettes et aux perceptions organisées. Nous ne sa- vons y parvenir, nous sommes devant elles comme le géomètre devant des grandeurs irrationnelles ou transcendantes quand il s'essaie à traduire en nom- bre le continu.
î^4
LITTÉRATUEUB
10
Châtiment.
... ET POUR TA PUNITION, TU FERAS DE TRES BELLES CHOSES.
Voilà ce qu'un Dieu, qui n'est pas du tout Jéhovah, dit véritablement à l'homme, après la faute.
l!r
Leçon reçue de ce qu'on vient de donner.
Travailler son ouvrage, c'est se familiariser avec lui, donc avec soi; et il y a quelque chose d'étrange dans cette éducation échangée avec ce qui vient de venir.
Ainsi on instruit son fils, et il vous instruit.
Une valeur littéraire, donc une richesse, peut être due à certaines lacunes dans un tempérament.
Un piano se fait remarquer par l'oreille, grâce à l'absence de telles ou telles cordes.
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T £ L QUEL
Il fait voir très clairement que mon esprit s'en- richit de différences bien plus que de ressources positives importées.
il dépend donc de moi, niveau autre.
Parce que ton registre est incomplet, parce que tel ordre de pensées — tels moyens — telles émo- tions "te sont interdits ou inconnus, tu as fait œuvre qui m'enrichit. J'y trouve surprise et merveilles.
C'est que l'esprit vit de différences, l'écart l'ex- cite ; le défaut l'illumine ; la plénitude le laisse inerte.
Celui qui vient d'achever une oeuvre tend à se changer en celui capable de faire cette œuvre. Il réagit à la vue de son œuvre par la production en lui de l'auteur. — Et cet auteur est fiction.
^
L'œuvre modifie l'auteur.
A chacun des mouvements qui la tirent de lui, il subit une altération. Achevée, elle réagit encore une fois sur lui. Il se fait, par exemple, celui qui a été capable de l'engendrer. Il se reconstruit en quelque sorte un formateur de l'ensesible réalisé, qui est un mythe.
248
'AUTRES RHUMBS
De même un enfant finit par donner à son père l'idée, et comme la forme et la figure de la pater- nité.
L'objet de la littérature est indéterminé com^lC l'est celui de la ,vie.
Créateur créé.
Qui vient d'achever un long ouvrage, le voit former enfin un être qu'il n'avait pas voulu, qu'il n'a pas conçu, précisément puisqu'il l'a enfante, et ressent cette terrible humiliation de se sentir devenir le fils de son œuvre, de lui emprunter des traits irrécusables, une ressemblance, des manies, une borne, un miroir ; et ce qu'il a de pire dans le miroir, s'y voir limité, tel et tel.
Hélas, dit ce grand artiste, cette œuvre que j'ai faite, cette œuvre qu'on dit admirable, qui excite les âmes autour de moi, celle dont on parle, que l'on porte aux nues, dont on interroge les beautés, je suis seul à n'en pas jouir !
J'en ai conçu le dessein, j'en ai étudié et exécuté toutes les parties. Mais l'effet instantané de l'en-
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TEL QUEL
semble, le choc, la découverte, la naissance finale du tout, l'émotion composée, tout ceci m'est re- fusé, tout ceci est pour les hommes qui ne connais- sent pas cet ouvrage, qui n'ont pas vécu avec lui, qui ne savent pas les lenteurs, les tâtonnements, les dégoûts, les hasards... mais qui voient seule- ment comme un magnifique dessein réalisé d'un coup. J'ai élevé pierre par pierre sur une monta- gne, une masse que je fais tomber d'un seul bloc sur eux. J'ai mis cinq ans, dix ans, à l'accumuler en détail sur la hauteur, et ils en reçoivent le choc d'un coup, dans un instant.
L'art et l'ennui.
Un lieu vide, un temps vide, sont insuppor- tables.
L'ornement de ces vides naît de l'ennui — comme l'image des aliments naît du vide de l'esto- mac. — Comme l'action naît de l'inaction et comme le cheval piafîe, et le souvenir naît, dans l'intervalle des actes, et le rêve.
La fatigue des sens crée. — Le vide crée. Les ténèbres créent. Le silence crée. L'incident crée. Tout crée, excepté celui qui signe et endosse l'œu- vre.
L'objet d'art, excrément précieux comme tant
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'AUTRES RHUMBS
d'excréments et de déchets le sont : l'encens, la
myrrhe, l'ambre gris...
'Avis.
Nous sommes tous voués à devenir ennuyeux.
Tout n'est pas faux dans ce qui fut abandonné. Tout n'est pas vrai dans ce qui se révèle.
Une certaine époque arrive à un art A, par des considérations C. L'époque suivante s'attaque à A par des considérations C'.
Or, en général, les considérations C n'ont rien perdu de leur valeur — et l'époque N° 3 ou N° 4 le fera bien voir.
Chef-d'œuvre, merveilleuse machine à faire me- surer toute la distance et la hauteur entre un bref temps et une très longue élaboration, entre un coup heureux et des milliards d'issues quelconques ; en- tre un Moi artificiellement porté à la plus haute puisancc et un Moi au zéro ; entre ce qu'il faut
î5^
TEL QUEL
pour faire un ouvrage, et ce qui dans un coup d'oeil, dans un contact, est donné.
Perfection, pureté, profondeur, délice, ravisse- ment qui se renforce soi-même.
Le Roman du Roman.
Un Romancier me disait qu'à peine ses person- nages nés et nommés "dans son esprit, ils vivaient en lui à leur guise ; ils le réduisaient à subir leurs desseins et à considérer leurs actes. Ils lui emprun- taient ses forces, et sans doute, ses gesticulations et les machines de sa voix (qu'ils devaient se passer de l'un à l'autre, cependant qu'il marchait à grands pas, en proie aux sentiments de quelqu'un de ces êtres de lettres).
J'ai trouvé admirable et commode que l'on puisse faire faire de la sorte la substance de ses livres par des créatures qu'il suffît d'un instant pour ap- peler, toutes vivantes et libres, à jouer devant vous le rôle qu'elles veulent.
J'en ai conclu aussi que la sensation de l'arbi- traire n'était pas une sensation de romancier...
Rien de plus littéraire que d'omettre l'essentiel.
AUTRES RHUMBS
On a écrit nombre de « Don Juan ».
On a écrit mille et trois fois sur Don Juan. Mais je ne sache pas que l'on ait jamais songé à se demander (ou à inventer) les causes possibles de tant d'heureux succès in eroticis.
On ne parle jamais de l'expert et du praticien qu'il dut être, dans une carrière qui exige des dons naturels, sans doute, mais aussi de l'intelligence, de l'art, — et en somme, — du travail.
Don Juan non seulement séduisait, mais ne dé- cevait point; et (ce qui est bien autre chose que de séduire), il laissait désespérées les femmes après soi. C'est là le point.
Mon exigence est ma ressource.
La raison veut que le poète préfère la rime à la raison.
Poéde.
Je cherche un mot {dit le pocté) un mot qui soit :
féminin,
de deux syllabes,
contenant P ou F,
TEL QUEL
terminé par une muette,
et synonyme de brisure, désagrégation;
et pas savant, pas rare.
Six conditions — au moins !
^
Note : Si quelqu'un écrivait véritablement pour soi, il lui suffirait d'inventer ce mot que six condi- tions définissent. On prouve par l'absence de mots inventés, que nul n'écrit pour soi seul, ne convient avec soi seul de parler son langage propre.
Un. poème épique est un poème qui peut se ra- conter. Si on le raconte, on a un texte bilingue.
Le sonnet est fait pour le simultané. Quatorze vers simultanés, et fortement désignés comme tels par l'enchaînement et la conservation des rimes * type et structure d'un poème stationnaire.
Philosopher en vers, ce fut, et c'est encore, vou-
'AUTRES RHUMES
loir jouer aux échecs selon les règles du jeu de dames.
Il est difficile d'être plus libre et plus ami de la fantaisie que l'enseignement de nos Lettres. Quoi de plus capricieux que d'enseigner Racine, La Fon- taine, et quelques autres, avec l'accent du Sud, ou de l'Est ou du Nord, — ce qui fait de leurs vers une variété de musiques surprenantes et dé- joue les calculs délicats de ces grands et savants poètes ?
Plagiaire est celui qui a mal digéré la substance des autres : il en rend les morceaux reconnais- sablés.
L'originalité, affaire d'estomac.
Il n'y a pas d'écrivains originaux, car ceux qui mériteraient ce nom sont inconnus ; et même in- connaissables.
Mais il en est qui font figure de l'être.
Métaphores.
Les gestes de l'orateur sont des métaphores. Soit qu'il montre nettement entre le pouce et l'index, la chose bien saisie; soit qu'il la touche du doigt,
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TEL QUEL
la paume vers le ciel. Ce qu'il touche, ce qu'il pince, ce qu'il tranche, ce qu'il assomme, ce sont des imaginaires, actes jadis réels, quand le langage était le geste ; et le geste, une action..
Lit'térateur est celui qui agit intérieurement en vue d'un lecteur inconnu de lui et dont il n'est point connu.
Que le poète multiplie tout ce qui sépare les vers de la prose.
L'homme exalté ou ému croit que son verbe est un vers, et que tout ce qu'il place par le ton, la cha- leur et le désir dans sa parole, s'y trouve et se com- munique. Mais c'est l'erreur commune en fait de poésie. Les mauvais vers sont faits de bonnes inten- tions. C'est cette illusion qui pousse aux vers sans lois préétablies. Il y a plus de bons vers faits froi- dement qu'il n'en est de chaudement faits ; et plus de mauvais faits chaudement. On dirait que l'intelligence est plus capable de suppléer à la cha- leur, que la chaleur à l'intelligence. Une machine peut marcher à faible pression, mais une pression sans machine n'entraîne rien.
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dUXRES RHUMBS
Toute l'intelligence du monde est incapable de remuer un corps. Mais toute la force du monde est incapable de remuer tel corps.
Mythique.
L'objet du poème est de paraître venir de plus 'haut que son auteur. Au service de cette idée naïve et primitive, et peut-être non fausse, tous les arti- fices, labeurs, sacrifices de cet homme.
On peut avoir remarqué sur soi-même l'acci- dent d'une belle situation, ou d'une production heureuse de langage.
Par le travail et par l'art, cet auteur que l'on a présumé d'être ou de posséder parfois, on le fait devenir comme surnaturel. L'art et le travail ont pour objet de falsifier le spontané et la série. Car la série des coups de l'esprit s'écarte toujours beau- coup de la série espérée de coups favorables. On essaie de constituer une heureuse série en multi- pliant les épreuves. Art et travail s'emploient à constituer un langage que nul homme réel ne pourrait improviser ni soutenir, et l'apparence de coulci librement d'une source est donnée à un dis-
^57
TEL QUEL
cours plus riche, plus réglé, plus relié et composé que la nature immédiate n'en peut offrir à per- sonne. C'est à un tel discours que se donne le nom d'inspiré. Un discours qui a demandé trois ans de tâtonnements, de dépouillements, de rectifications, de refus, de tirages au sort, est apprécié, lu en trente minutes par quelque autre. Celui-ci recons- titue comme cause de ce discours, un auteur capable de l'émettre spontanément et de suite, c'est-à-dire un auteur infiniment peu probable. On appelait Muse cet auteur qui est dans Tau- teur.
Un édifice vu d'un coup d'œil assène aux regards dans un instant tout le fruit de milliers d'heures, toutes les longueurs des ardiitectes et des maçons. Et même l'action des siècles, l'usure, le travail du tassement, et encore les contrastes de civilisation, de modes, de goûts accumulés depuis l'origine. Et un coup d'œil suffit à ressentir l'essence composée de tout ceci, conime une cuillerée d'une mixture.
il
Préambule,
L'existence de la poésie est essentiellement niable ; et elle peut en tirer de prochaines tenta- tions d'orgueil, car n'est-ce pas ressembler à Dieu- même ? On peut être sourd quant à l'une, aveugle
J59
AUTRES RHUMBS
]uant à l'autre. Les conséquences sont insensibles (imperceptibles).
Tout ce qui est par moi seul est niable par moi.
lV Œuvres.
La forme est le squelette des œuvres ; il est des œuvres qui n'en ont point.
Toutes les œuvres meurent ; mais celles qui avaient un squelette durent bien plus par ce reste que les autres qui n'étaient qu'en parties molles.
Les œuvres cessent d'amuser, d'exciter. — Elles peuvent avoir une seconde vie pendant laquelle on les consulte, à titre d'enseignement — et une troi- sième, — à titre de renseignement.
Joie d'abord. — Puis, leçon technique. — Enfin, document.
Le sujet d'un ouvrage est à quoi se réduit un mauvais ouvrage.
Il faut jeter des pierres dans les esprits, qui y fassent des sphères grandissantes ; et les jeter au poim le plus central, et à intervalles harmoniques.
159
TEL QUEL
Ne pas employer ce qui est aisément imitable et de quoi l'imitation est aisément niable.
Je ne prise, et ne puis priser, que les écrivains qui parviennent à exprimer ce que j'eusse trouvé difficile à exprimer, si le problème de l'exprjimer se fût proposé ou imposé à moi.
C'est là le seul cas dans lequel je puisse mesurer une valeur en unités absolues, — c'est-à-dire : miennes.
Je puis admirer dans d'autres cas ; mais d'une admiration de pure impression.
Je dirai aussi que je ne prise l'acte d'écrivain que pour autant qu'il me semble de la nature et de la puissance d'un progrès dans l'ordre du lan- gage.
A Boileau.
Il est très malaisé d'énoncer clairement ce que l'on conçoit plus nettement que ceux qui ont créé
1^0
AUTRES RHUMBS
les formes et les mots du langage, — parmi les- quels ceux qui nous ont appris à parler.
^
La peinture permet de regarder les choses en tant qu'elles ont été une fois contemplées avec amouia
Une oreille moderne, un œil moderne sont une oreille et un œil auxquels une combinaison de sons ou de couleurs prise au hasard a beaucoup plus de chances de plaire qu elle n'en aurait pour l'oreille non moderne.
Le moderne semble d'autant plus capable de goûter quoi que ce soit qii'il est moins capable d'attention.
Il y a là un fait qui tient de près au développe- ment des sciences, lequel dégénère vers ime accu- mulation insurmontable de jaits.
L'art.
Le beau exige peut-être l'imitation servile de ce qui est indéiînissabie dans les choses.
JEL QUEL
Quand les œuvres sont très courtes, le plus mince détail est de l'ordre de grandeur de l'en- semble.
La proportion des égards et des beautés dans un sonnet doit être énorme.
Dramatîs personae.
L'auteur, le lecteur, la langue, le sujet de l'ou- vrage, le dessin, Y idéal, l'imprévu.
L'ensemble quelquefois, des « grands philo- sophes » ou celui des divers écrivains que j'ai rete- nus pour essentiels, m'apparaît comme un registre de timbres.
Je ne puis concevoir un seul d'entre eux ; et ils se sont consumés, toutefois, chacun pour que nul autre n'existe.
Ils se sont édifiés par des moments d'eux-mêmes tels que tout autre système de penser, de voir ou d'écrire ne pût simultanément exister.
Uidée habite la prose ; mais assiste, surveille, guide la poésie.
162
'AUTRES RHUMBS
^
C'est une image insupportable aux poètes, ou qui leur devrait être insupportable, que celle qui les représente recevant de créatures imaginaires le meilleur de leurs ouvrages.
Agents de transmission, c'est une conception humiliante.
Quant à moi, je n'en veux point. Je n'invoque que ce hasard qui fait le fond de tous les esprits ; et puis, un travail opiniâtre qui est contre ce hasard même.
l^i
PSAUME SUR UNE KOIX
A demi-voix,
D'une voix douce et faible disant de grandes choses :
D'importantes, étonnantes, de profondes et justes choses.
D'une voix douce et faible.
La menace du tonnerre, la présence d'absolus
Dans une voix de rouge-gorge.
Dans le détail fin d'une flûte, et la délicatesse du son pur.
Tout le soleil suggéré
Au moyen d'un demi-sourire.
(O demi-voix),
Et d'une sorte de murmure
En français infiniment pur.
Qui n'eut saisi les mots, qui l'eût ouï à quelque distance.
Aurait cru qu'il disait des riens.
Et c'étaient des riens pour l'oreille
Rassurée.
Mais ce contraste et cette musique.
Cette voix ridant l'air à peines
Cette puissance chuchotée.
Ces perspectives , ces découvertes,
i^^
'AUTRES RHUMBS Ces abîmes et ces manœuvres devinés,
Ce sourire congédiant l'univers /..,
]e songe aussi pour finir Au bruit de soie seul et discret D'un jeu qui se consume en créant toute la chambre,
Et qui se parle. Ou qui me parle Presque pour soi.
i65
MORALITÉS
L'homme qui s'est fait mal.
On se heurte, mal et fureur. Au choc succède douleur et fureur, l'une et l'autre liées, l'une onde, l'autre écume, l'une force de l'autre. On se jette sur la chose innocente pour la détruire. Elle a nui par son inertie ; on lui donne mémoire, volonté, sensibilité (erreur profondément réelle).
Tout un drame se joue, qui se substitue à la réalité, mais qui en sort. Cela s'apaise par reprises décroissantes. Peu à peu, se dégage toute la sottise de ce violent cauchemar ; et la mauvaise humeur. Parfois le rire. On n'y peut repenser sans recom- mencer sommairement tout le cycle de la crise. A la fin, on a souffert, on a cassé quelque chose, on a perdu son temps, on a perdu ses forces, on s'est rencontré absurde, et on annule profondément tout ce qui s'est passé et qui recommencera à l'occa- sion.
C'est une lame de fond qui a surgi, agi, ravagé, qui a surpris le calme habitant du rivage. Tout grand déchaînement se fait un rêve, car c'est un
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TEL QUEL
rêve que de tendre à mettre le tout et le hasard en accord : rêve d'autant plus complet que le déchaî- nement est plus grand ; qui suit les fluctuations, se reprend, se dissipe. Il s'alimente de tout : naïveté. Le cerveau excité fait ce qu'il sait faire : person- nifier ; se voir étranger ; ne pas se reconnaître.
Cycle. L'âme fait le tour du système nerveux : douleur, sensation, retour sur l'avant-choc, fureur impuissante ; sottise faite, sottise en acte, sottise à l'état de cruelle sensation, sottise de cette fureur et de ce remords, fureur nouvelle : les termes suc- cessifs, quoique périodiques, sont puissances crois- santes de jugement de l'absurdité : a plus sot que a^ plus que a', etc..
Tout ce que Ton dit de nous est faux ; mais pas plus faux que ce que nous en pensons. Mais d'un autre faux.
La plupart de nos ennuis sont notre création originale.
Le moment où le petit enfant prend conscience du pouvoir de ses pleurs n'est pas différent de celui
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AUTRES RHUMBS
où il en fait un moyen de pression et de gouverne- ment.
On est accessible à la flatterie dans la mesure oij soi-même on se flatte.
iV
Les amis, à la longue, finissent par se classer dans l'ordre de la délicatesse de leur tact.
Je te frappais amicalement de la paume, mais il y avait précisément une plaie qui se cachait à cette place de ton épaule, sous le drap.
Lumières naturelles.
A la lumière de l'envie. A la lumière du dégoût, à la lumière de l'orgueil. Quelles clartés !
Mais chaque forte passion apporte la sienne, illumine, rend éclatant tout ce qui peut l'inquié- ter ou l'accroître, dans l'ensemble des choses pré- sentes.
17^
TEL QUEL
Une passion est un être qui vit de ses besoins. Elle fait briller à l'extrême tout ce qui est sa proie dans les actes les plus ordinaires d'autrui. Les fautes, les oflfenses, les inadvertances étincellent. Les égards de convention sont changés en grandes louanges. Le désir éclaire des chemins étrange- ment détournés. La haine habite l'adversaire, en développe les profondeurs, dissèque les plus déli- cates racines des desseins qu'il a dans le cœur. Nous le pénétrons mieux que nous-mêmes, et mieux qu'il ne fait soi-même. Il s'oublie et nous ne l'oublions pas. Car nous le percevons au moyen d'une blessure, et il n'est pas de sens plus puis- sant, qui grandisse et précise plus fortement ce qui le touche, qu'une partie blessée de l'être. Une blessure telle ne peut dormir longtemps. Elle nous éveille au matin par une première gêne informe, une souffrance sans figure, mais qui ne peut presque aussitôt qu'elle ne prenne un visage trop familier, une présence éblouissante... Lumière grise, crue et nette du dégoût, lumière cuivrée de l'envie, rouge lumière de l'orgueil, et toutes les- ombres qui en résultent...
L*orgueil parfois ne peut qu'il ne s'abaisse et ne se plie ; mais c'est à la manière d'un ressort. Il
ÛC72
AUTRES RHVMBS
est impossible qu'il perde rien de sa force, et la restitution se fera tout à l'heure, dans l'escalier ou dans la rue.
L'amour tient du rêve et du mouvement.
L'Ame et l'Esprit.
Ce sont des hommes transparents, plus subtils, et plus simples. Ces êtres amoindris sont par là un peu plus libres que des hommes.
Si quelqu'un traite quelqu'un de sophiste, c'est qu'il se sent plus sot. Qui ne peut attaquer le rai- sonnement, attaque le raisonneur. C'est ici une loi analogue à celle qui fait que l'on se détruit tout entier pour supprimer un mal particulier en- chevêtré dans le bien : — Loi de Vexpédient.
Le philosophe n'en sait réellement pas plus que sa cuisinière ; si ce n'est en matière de cuisine, où elle s'entend réellement (en général) mieux que lui.
Mais la cuisinière (en général) ne se pose point
^73
TEL QUEL
de questions universelles. Ce sont donc les ques- tions qui font le philosophe. Quant aux réponses... Par malheur, il y a dans chaque philosophe un mauvais génie qui répond, et répond à tout.
L'État est un être énorme, terrible, débile. Cyclope d'une puissance et d'une maladresse in- signes, enfant monstrueux de la Force et du Droit, qui l'ont engendré de leurs contradictions. Il ne vit que par une foule de petits hommes qui en font mouvoir gauchement les mains et les pieds inertes et son gros œil de verre ne voit que des cen- times ou des milliards.
L'État, — ami de tous, ennemi de chacun.
lîr Les grandes flatteries sont muettes.
Tibère.
Étant fort jeune, l'idée me vint d'honorer Tibère d'une tragédie : Tibère ou la Raison cou- ronnée ». Je donnais au César calomnié les dons les plus profonds de l'intelligence, nulle méchan- ceté, une ferme volonté de bien faire. De ces pos- tulats découlait nécessairement tout un drame im-
174
'AUTRES RHUMBS
pitoyable. Imaginez la Prévision, la Prudence, la Perspicacité, la plus pénétrante Sagesse, en posses- sion du pouvoir absolu, la connaissance froide des hommes assise sur le trône, et la considération pure et fixe de l'intérêt public appuyée sur la hache...
Une idée trop exacte de l'homme, une percep- tion trop nette de son mécanisme, une absence trop radicale de superstitions à l'égard de l'homme, un refus trop absolu de regarder l'homme comme chose en soi et comme une fin, une vue trop statistique des humains, une prévision trop précise de leurs réactions, des chan- gements et retournements certains de leurs senti- ments en quelques semaines ou quelques années, un sentiment trop fort de l'ordre et de l'idéal d'État, ne sont peut-être pas à leur place... au plus haut.
.Si l'inteUigence gouvernait ?...
L'absurde, le niais, le fantastique, l'arbitraire, le vague et le confus, le trop beau et le trop triste, environnent toute pensée et l'attirent constamment vers leurs gouffres. Elle est entourée et appelée de toutes parts, pendant qu'elle se meut et avance dans sa formation, par mainte puissance de per-
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TEL QUEL
dition. Et cet oiseau qui traverse le temps de l*âme, doit les composer, les opposer entre elles pour se soutenir^
iîr
Ce n'est rien que d'être profond, d'aller au fond. Tout le monde peut plonger ; mais les uns sont retenus et gardés à mort par leur abîme où ils se prirent dans les herbes ; les autres en sont reje- tés et comme trouvés trop légers par leur propre et intime profondeur.
Dans l'être ou dans la mer, le plongeur utile et admirable descend vers son objet, peut travailler quelque temps loin de sa vie naturelle, à laquelle il retourne quand il faut, en un instant.
Profondeur, profonde pensée.
« Profonde pensée » est une pensée qui nous paraît n'avoir pu se former et se laisser prendre qu'à l'écart du temps naturel. Elle nous impose quelque chose de plus que les pensées qu'un simple échange expédie.
« Profiindeur »? — le sens vague de ce mot me semble composer les idées de deux grandeurs : la grandeur d'une certaine transformation de l'objet de notre pensée, et la grandeur de \ effort
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AUTRES RHUMBS
que nous croyons avoir été nécessaire pour effec- tuer cette transformation, — ou pour lui permettre de se produire.
La transformation dont je parle affecte, sans doute, la portée d'un mot, d'une proposition, ou d'une image, qui nous étaient de purs signes — des éléments de transition, bons ou suffisants pour ce régime d'échanges (ce temps naturel dont je parlais), et qui reçoivent tout à coup je ne sais quelle force ou quelle valeur que nous devons sup- poser puisées au plus près du point d'existence ineffable oij la pensée touche, et peut intéresser à soi, le plus possible des puissances d'une vie.
Mais cette valeur n'est qu'intrinsèque. Rien ne nous assure que la pensée transformée dans cette « profondeur » s'ajuste mieux qu'une autre à l'expérience, et que, pour avoir été soutenue jus- qu'à l'extrême de la durée d'une unité de con- science, elle en retire une importance nécessaire dans l'ordre de ce qui n'est point pensée.
L'objet le plus futile peut donner prétexte et naissance aux réflexions et aux opérations les plus pénibles.
L'objet réputé le plus important peut ne per- mettre que les développements les plus « superfi-
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TEL QUEL
ciels ». La mort, par exemple, ne peut être pensée ou réfléchie qu'illusoirement, quand on l'oppose h la vie, des conditions de laquelle elle est une conséquence. C'est pourquoi quand j'y songe ou que je lis quelque auteur qui s'y attarde et s'appro- fondit sur elle, j'ai bientôt l'impression que nous pensons à autre chose...
^
Sur la Place Publique.
Sur la Place publique, un Homme bien assis donnait du grain ou du pain aux pigeons. Tout un peuple bleuâtre et mouvant à ses pieds, sur ses pieds, sur ses mains, sur ses épaules, le couvrait, i'éventait, le picotait, le becquetait jusque dans la barbe.
Un Homme, appuyé sur un bâton, regardait fixement cette scène. Il ne pouvait s'en détacher.
Un Homme lui dit : « Voici longtemps que vous êtes là. C'est toujours la même chose. Un coup d'oeil, et l'on s'en va !... »
L'Homme au bâton lui répondit sans un mou- vement : « Taisez-vous. Je me moque des pigeons. Je m'observe qui observe. J'écoute ce que me ditj ou ce que se dit, ce que je vois. »
« Le grain attire les pigeons. Les pigeons atti- rent le regard. Ce regard picote, becqueté, prélève.
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Ce regard murmure, dessine, exprime, — vague- ment et confusément. »
« Et ceci fait un second spectacle, qui se fait un second spectateur. Il m'engendre un témoin du second degré ; et celui-ci est le suprême. Il n'y a pas de troisième degré, et je ne suis pas capable de former quelque Quelqu'un qui voie en deçà, qui voie ce que fait et ce que voit celui qui voit celui qui voit les pigeons. »
« Je suis donc à l'extrémité de quelque puis- sance ; et il n'y a plus de place dans mon esprit pour un peu plus d'esprit. »
L'Homme qui n'avait pas de bâton haussa les épaules, et il partit vivement avec ses hausse- ments d'épaules.
Il emportait je ne sais quel embarras dans sa tête, causé par ce qu'il venait d'entendre : quelque chose qu'il ne pouvait arriver ni à penser, ni à oublier.
lîr
Il en est qui sont véridiques pour n'avoir point de quoi mentir.
lîr
On n'est jamais as6ez content de soi pour se livrer à fond
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TEL QUEL
^
Pamphlétaires, orateurs, violents, forcenés qui vociférez, dites, ne sentez-vous jamais que tout homme qui crie est sur le point de faire semblant de cner i*.
L'attitude de l'indignation habituelle, signe d'une grande pauvreté de l'esprit.
La « politique » y contraint ses suppôts. On voit leur esprit s'appauvrir de jour en jour, de juste colère en juste colère.
Chaque parti a son programme d'indignation, ses réflexes conventionnels.
Tout parti prophétise. Toute la politique serait changée si le seul fait de promettre et de prédire était par tout le monde considéré comme insup- portable et inconvenant.
Toute doctrine se présente nécessairement i8o
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comme une affaire plus avantageuse que les autres. Elle dépend donc des autres.
Des belles femmes, les unes sont des enseignes de volupté ; les autres sont des symboles d'idées. Cette blanche et brune figure, la Vérité. Ce camée si délicat me représente la Connaissance distincte.
Les sculpteurs du Gouvernement ont compris ceci.
Dans cet omnibus, assise sereine, est la Sagesse.
Parmi les femmes, deux types, deux espèces entr'autres sont remarquables.
Les unes sont femelles par essence de l'animal humain. Elles ont la majesté, la massive tendresse, la chaleur animale, la fécondité et la force des compagnes primitives.
Les autres sont femmes à d'autres fins. Ce sont des créatures sexuées que les fonctions de leur sexe ne doivent pas gêner pour la danse, pour l'es- prit, pour accomplir leur devoir de jouets, de joyaux, et leur destinée d'ornements et d'événe- ments de la vie des hommes. Elles sont pour ani- mer un peu les parvis de l'austère temple orga-
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nique et phylogénctique dont les premières sont les colonnes, les autels et les sanctuaires.
Des désordres et des difficultés doivent naître quand il y a erreur ou confusion au sujet de ces espèces très différentes, et que l'on ne distingue pas entr'elles ; quand on épouse la danseuse-née, ou que l'on se risque à séduire la matrone essen- tielle.
Cette erreur assez fréquente a valu de mauvais compliments aux femmes, lesquelles ne sont point responsables de nos méprises, ni de toute la litté- rature qui en est issue. V erreur sur la personne est un des plus grands principes de tragédie ; mais à mon sens, comme je viens de l'écrire, on peut ou l'on doit l'élever à la dignité d'une erreur sur l'espèce.
Une autre idée me vient sur ce sujet. Elle n'est pas moins fragile que la précédente.
Supposé que cette division des femmes en espèces incomparables soit fondée, il y aurait donc à chaque époque, sur mille femmes, un certain nombre des unes ct»un certain nombre des autres.. Le rapport de ces nombres est peut-être lié au nombre des naissances. Trop de femmes volup- tuaires pour mille, et voici qu'une nation se sent décroître, un peuple s'éclaircit dangereusement de jour en jour.
On voit, dans bien des cantons de l'extrême Pro-
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vencc, l'olive et le froment peu à peu chassés par la rose.
Il est assez rare que la société des femmes ne nous contraigne aimablement à la comédie ; et c'est pourquoi nous préférons parler avec des hommes, à moins que nous ne préférions la co- médie*
Sept péchés font un juste.
Les sept péchés capitaux sont les sept couleurs pures du spectre de l'âme du Juste.
L'âme du Juste est la blanche lumière en quoi se composent les sept énergies de nos instincts élé- mentaires.
A soi seule, l'Avarice, qui est l'instinct de la propriété et de l'accumulation en soi, tient en. échec dans le Juste la Luxure et la Gourmandise, lesquelles consument beaucoup d'argent ; et la Paresse, qui répugne à se dépenser pour acquérir. Cette paresse n'est pas moins ennemie de la Colère, car rien n'est plus fatigant que de se fâcher, de haïr, de s'agiter pour nuire.
Restent le Vert et le Rouge, qui sont nécessai- rement V Envie et V Orgueil, chlore et pourpre.
Ces couleurs se font équilibre. Il n'est pas besoin
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TEL QUEL
d'expliquer que la grande idée que nous avons de nous-mcmes est transpercée de temps en temps par un rayon trop pénétrant qui vient d'autrui, et nous le fait voir si heureux ou si beau que nous en perdons le goût même de vivre.
-sîr,
DE PVDENDIS
Chacun cache ce qu'il est le plus probable qu'il est, qu'il ressent, qu'il fait ou qu'il pense. Tout le monde unanimement cache le certain. L'ordure, la nécessité, les désirs et les envies sont certaines en tous. C'est un même geste qui les cache, un accord tacite et universel de s'en cacher, que tout l'art du comique est de mettre en défaut.
— Ah ! Polissons d'humains, on. vous voit !
Dire : ]e vous aime, à quelqu'un, jamais on ne l'eût inventé ; ce n'est là que réciter une leçon, jouer un rôle, commencer à débiter, à sentir et à faire sentir tout ce qu'il y a d'appris dans l'amour.
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'AUTRES RHUMBS
Cette parole, dont la mémoire fait les frais, transforme sur le champ la situation des esprits, ouvre une perspective de prodiges et de vicissitudes où la conscience se perd. L'instant se fait énorme, la sensation d'un seuil redoutable franchi s'impose. On croit avoir prononcé devant l'Univers des mots magiques, et ils le sont en vérité, précisément parce qu'ils sont appris comme une formule dont les livres et le théâtre nous ont instruits. A ces mots s'illuminent les fresques traditionnelles de l'amour. On fait son entrée sur je ne sais quelle scène men- tale de l'Opéra où l'on se voit puissant et tendre, ne disant rien que de chantant. On est anxieux, magnifique, puéril et ridicule. Dans les ombres du beau décor se distinguent vaguement toutes les richesses de la circonstance, les mystères de la génération, les enfers de la jalousie, tous les mal- heurs classiques des amants, et une foule de monstres sociaux, juridiques, pécuniaires, reli- gieux, gynécologiques, terriblement conséquents avec eux-mêmes, et d'ailleurs fort bien liés entr'- euXg
Chacun de nous laisse en soi-même a l'état vierge et spontané ce qui ne l'intéresse pas. Il se fait ainsi une étonnante inégalité de nos vertus. L'une est un enfant de trois ans ; l'autre, une per-
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sonne accomplie. Tel raisonne à merveille sur les choses, qui n'a plus de rigueur ni de subtilité quand il pense aux vivants. Tel se joue des mots, qui s'embarrasse dans les nombres qui ne sont que des mots plus simples et plus aisés à ordonner et à combiner. L'identité profonde des actes est offus- quée par la diversité des apparences, et ce sont les apparences qui excitent l'intérêt et le désir.
Nous faisons quelquefois des choses qui « ne nous ressemblent pas du tout ».
Ce sont des choses bonnes à faire de propos déli- béré, pour rompre un peu l'allure, alarmer nos esprits, nous rendre moins clairs et moins aisés à prévoir pour nous-mêmes et pour les autres.
Chez l'homme de l'esprit peut se produire une sorte de démoralisation à l'égard des choses de l'esprit, une absence de piété, une brusquerie et une légèreté à leur égard.
Le plaisir qu'il y a à comprendre certains rai- i86
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sonnements délicats dispose l'esprit en faveur de leurs conclusions.
Les idées justes sont toujours inattendues. Toute idée inattendue a quelques instants de juste.
A celui qui n*observe pas le relatif, il arrive ce qui arrive à un homme qui comptant ses convives oublie de se compter soi-même, et ne se prend pas pour un homme, car homme est chose qu'il t/oit, et il ne se voit pas.
Le droit est l'intermède des forces.
Au commencement était la Blague. Et en efTct, toutes les histoires s'approfondissent en fables.
Tout commence invariablement par des contes. La Genèse, l'exposition du Système du Monde : naissances dans un chou.
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De la Blague.
Ceux qui redoutent la Blague n'ont pas grande confiance dans Jeur force. Ce sont des Hercules qui craignent les chatouilles.
Ceux qui parlent « d'ironie dissolvante » doi- vent se sentir singulièrement solubles. Roches de sucre.
La chose qui ne résiste pas à un rapprochement juste et inattendu, à une présence actuelle, à un éclairage net, à une expression d'elle-même inso- lite et familière, n'a pas bonne conscience. Les spirites ne travaillent pas au soleil.
La liberté de l'esprit et de la langue jouant le rôle de justicier, de conscience.
Nous serions peu de chose, et nos esprits bien inoccupés, si tous ces mythes, ces fables, ces reli- gions, ces allégories, ces calembours sanctifiés, ces hypothèses, ces figures de langage et ces pseudo- problèmes de métaphysique n'existaient point.
C'est le faux qui colore et fait vivre le vrai.
Ce sont les enfants, les peuples- enfants qui con-
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'AUTRES RHUMBS
tent aux hommes et aux peuples vieillis les choses qui enchantent et qui animent.
La pensée est brutale — pas de ménagements... Quoi de plus brutal qu'une pensée }
L'homme lance dans l'avenir une flèche qui entraîne un filin. Elle se fiche dans une image, et lui se haie vers cet objet.
Depuis X... mille ans qu'il y a des hommes, et qui pensent, ... ils sont toujours tout étonnés de penser — tout étonnés, tout embarrassés — bien fâchés, en somme, — de penser.
Équilibre.
Cependant que l'acrobate est en proie à l'équi- libre le plus instable, nous faisons un vœu.
Et ce vœu est étrangement double, et nul.
Nous souhaitons qu'il tombe, et nous souhai- tons qu'il tienne.
Et ce vœu est nécessaire ; nous ne pouvons pas
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TEL QUEL
ne pas le former, en toute contradiction et sincé- rité.
C'est qu'il peint naïvement notre âme dans l'instant même.
Elle sent que l'homme tombera, doit tomber, va tomber ; et en soi, elle consomme sa chute, et se défend de son émotion en désirant ce qu'elle prévoit.
Il est déjà tombé pour elle. Elle ne croit pas ses yeux, son regard ne le suivrait pas sur la corde, ne le pousserait plus en bas, à chaque instant, /// n'était pas déjà tombé...
Mais elle voit qu'il tient encore, et elle doit consentir qu'il y a donc des raisons qui font qu'il tienne, et invoque ces raisons, les suppliant de durer.
Parfois l'existence de toutes choses et de nous- mêmes nous apparaît sous cette espèce.
L'imbécile est celui qui ne sait se servir, qui n'a pas l'idée de se servir, de ce qu'il possède. Tout le monde en est là.
Regarde dans l'œil de l'homme passer quelque- fois l'intelligence, avec son cortège d'absurdités et
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'AUTRES RHUMBS
de bêtes familières. Rarement elle est seule. Jamais longtemps. Vois comme elle est belle et pure quand elle marche vers la source. Le singe et k pourceau l'attendent sur la route du retour.
Toute parole a plusieurs sens dont le plus re- marquable est assurément la cause même qui a fait dire cette parole.
Ainsi : Quia nominor Léo ne signifie point : Car Lion je me nomme, mais bien : Je suis un exemple de grammaire.
Dire : Le silence éternel, etc., c'est énoncer clai- rement : ]e veux vous épouvanter de ma profon- deur et vous émerveiller de mon style.
Contre-épreuve, négatif, d'une phrase illustre : Le vacarme intermittent des petits coins où nous vivons nous rassure.
tV
L'Ange ne diffère du Démon que par une cer- taine réflexion qui ne s'est point encore présentée à lui.
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TEL QUEL
Chutes.
fl) Il y a eu deux grandes et mystérieuses chutes. Chute des Anges, chute de l'homme ; catastrophes homothétiques, dirait un géomètre.
Tout ce qu'lL fit devait donc tomber ;
b) Toute religion fondée sur l'idée d'une chute initiale se trouve en proie aux douleurs de la dis- continuité.
c) Mais une Création est une première rupture. A l'origine du monde, deux actes, l'un du créa- teur, l'autre de la créature. L'un fonde la foi, et l'autre.... la liberté.
Péroraison d'un sermon ad Philosophas.
Poursuivons sans relâche, mes Frères, poursui- vons sans répit, sans espoir et sans désespoir, pour- suivons ce grand essai éternel et absurde de voir ce qui voit et d'exprimer ce qui exprime.
L'existence matérielle de l'homme de l'esprit, quand elle ne lui est pas assurée par des biens indé- pendants, elle n'est que subterfuges sociaux, stra-
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AUTRES RHUMBS
tagèmes, situations peu nettes, réticences avec le métier nécessaire, professions à demi exercées, malaiséfnent supportées.
^
*La véritable tradition dans les grandes choses n'est point de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l'esprit qui a fait ces grandes choses et qui en ferait de tout autres en d'autres temps.
Ce qui n'est pas fixé n'est rien. Ce qui est fixé est mort.
-^
Ce jour-là, il y eut tant de colères et d'éclats dans la maison que l'on se tourna vers le temps et la première chaleur de l'année pour expliquer ce trop, les hommes tout seuls n'allant pas à un cer- tain point.
Supposé que les révolutions et les grandes guerres soient liées aux choses électriques des cieux, que ceci fût établi, que l'on ne trouve point de remède...
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TEL QUEL
LA VIEILLE FEMME
I
Très âgée, je vis dans le monde intermédiaire, déjà presque en équilibre avec chaque moment du temps ou circonstance, comme l'est un corps sans vie.
Je vous touche et je suis bien loin de vous. Ce même instant a des significations bien différentes pour vous et pour moi. Ma mémoire est une mai- son tout achevée. Cette maison magique peut s'en- voler d'un coup ; il en es't ainsi dès qu'on ne peut plus rien y ajouter. Tous les projets possibles sont accomplis ou abandonnés. Je n'ai plus qu'un seul acte nouveau à faire. Tout est fait, et refait, moins le mourir.
Je me fais difficile à l'égard de la lumière, àti bruits, des goûts, de la nourriture. Tout ce qui advient maintenant m'était déjà connu ou m'est inconnaissable.
AUTRES RHUMBS
II
Sur la figure aux yeux troubles de la vieille, la musique carrée, la mesure, esquisse un intérêt enfantin, un réveil niais, un sourire de bébé comme si ce mouvement, cette danse partielle, virtuelle, raccrochait dans l'écheveau emmêlé, dans le dédale de 80 ans, à travers les choses usées, quelques brins non suivis, — oubliés dès l'enfance, de quoi s'intéresser, apprendre, commencer, suivre encore la marche du monde.
Le nouveau comporte un certain rajeunisse- ment,
'Au Musée.
Je vois la Vénus accroupie tout à coup se lever lentement... (Mais n'est-ce pas précisément ce mi- racle que le statuaire a dû suggérer ?...) Voir la forte déesse dans ce mouvement de cuisse en rota- tion sur la rotule, de jambe en rotation sur le pied, l'exhaussement de la masse du corps par l'ouver- ture de l'angle interne du genou, et de l'angle du ventre avec les cuisses.
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\
TEL QUEL
iSr
Deux personnes se rencontrent. Sourires comme excités l'un par l'autre et gardés quelque temps. Ces sourires ensuite se reposent pour laisser passer une ou deux phrases plus sérieuses. Ils reprennent, se quittent ; et séparés l'un de l'autre, se dénatu- rent, se dissolvent. Les visages divisés se remettent au zéro.
Il y a une sorte d'amour distincte à la fois de la passion et du divertissement ; qui les compose ; et qui, de l'énergie de l'une et de la liberté de l'autre, peut, à force d'esprit, de tendresse et de tact, faire une manière d'œuvre, et même de chef- d'œuvre... entre deux miroirs.
Le Prudent.
... Allonger une patte, une branche, un tenta- cule, pédoncule, hasarder un œil, puis tout le regard. Oser un mot, une allusion, puis le tout.
Se mouvoir de sorte que le mouvement soit longtemps niable.
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AUTRES RHUMBS
^
... Celui-ci me parlait, me parlait...
Et moi, je ne voyais, comme sens et fruit de tous CCS discours, qu'une forme d'homme vague- ment tambourinant sur des vitres, tandis que la pluie les bat de l'autre côté.
Ce langage avait pour sens, son absence de sens ; et de plus ma réaction-ennui. Et la résultante était image d'ennui.
Le regard étrange sur les choses, ce regard d'un homme qui ne reconnaît pas, qui est hors de ce monde, œil qui se sent frontière entre l'être et le non être, appartient au penseur. Et c'est aussi un regard d'agonisant, d'homme qui perd la recon- naissance. En quoi le penseur est un agonisant, ou un Lazare facultatif. Pas si facultatif.
^
Et puis... dit la fée en s'en allant. Je suis bien tranquille : l'homme ne peut rien souhaiter que de bête.
ÎÔ7
ANALECTA
AVANT-PROPOS
DE LA
PREMIÈRE ÉDITION (1926)
VAUTEUR A SES AMIS
Ici, puisque le désir de quelques amateurs de tentatives m'y convie, je donnerai dans leur dé- sordre, dans leur sécheresse, dans leur état nais- sant ou provisoire d'incidents de l'esprit, des remarques et pensées extraites de mes cahiers et registres familiers.
Je tiens depuis trente ans journal de mes essais.
A peine je sors de mon lit, avant le jour, au petit jour, entre la lampe et le soleil, heure pure et profonde, j'ai coutume d'écrire ce qui s'invente de soi-même. L'idée d'un autre, lecteur, est toute absente de ces moments ; et cette pièce essentielle d'un mécanisme littéraire raisonné manque. Le
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TEL QUEL
mot saisi s'inscrit sans débats. Je songe bien vague- ment que je destine mon instant perçu à je ne sais quelle composition future de mes vues ; et qu'après un temps incertain, une sorte de Jugement Der- nier appellera devant leur auteur l'ensemble de ces petites créatures mentales, pour remettre les unes au néant, et construire au moyen des autres V édi- fice de ce que j'ai voulu... En somme, je n'ai écrit tout ceci que pour le difiéi:cr,pour que je n'y pense plus jusqu'à... la fois prochaine. Rien ne donne plus de hardiesse à la plume que de rejeter à l'in- fini l'époque de l'écriture définitive.
Ce ne sont donc ici que notes pour moi : impromptus, surprises de l'attention, germes ; et point de ces productions élaborées, reprises, conso- lidées, mises dans une forme calculée, qui peuvent se présenter à tout le public avec l'assurance et la grâce des œuvres faites expressément pour lui.
Je n'aurais jamais imaginé que je dusse un jour imprimer tels quels ces fragments. Monsieur le docteur Ludo van Bogaert et Monsieur Alexandre Stols l'ont imaginé pour moi. Ils m'ont tenté par la considération de l'intimité de cette petite entre- prise, et par la perfection des spécimens typogra- phiques qu'ils m'ont soumis.
Je ne réponds pas que ces petits textes soient toujours faciles à entendre, et je dois avertir mes lecteurs imprévus qu'ils n'y trouveront guère
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'ANALECTA
qu'une matière abstraite traitée aussi directement et simplement que peut l'être une indication pour soi-même. Qu'il leur souvienne en parcourant ces feuillets qu'il y a une différence incalculable, un intervalle indéterminé, entre l'embryon d'une idée et l'entité intellectuelle quelle peut enfin devenir.
Cette différence peut aller jusqu'au maximum de contraste, qui est la contradiction.
Si j'écris promptement, un matin, que A est B, je sais bien que le jugement A est non B, qui annule le précédent, pourrait s'en suivre d'une ré- flexion prolongée, d'une contemplation plus pré- cise, ou d'un grossissement par la durée un peu plus fort. La note que j'aurai prise ne signifiera donc à mes yeux que ceci : il y a un rapproche- ment {A, B).
Ce n'est qu'un acte fécondant.
ANTINOUS, ou un monstre, ou l'être le plus vulgaire en peuvent sortir...
2P3
De même que la mécanique apprend à compo- ser forces et vitesses, moments et aires — comme fait la géométrie des longueurs, — et à calculei avec des grandeurs composées comme on calcule avec des éléments simples, ainsi faudrait-il arriver à une combinatoire des actes, des états, des certi- tudes, des complexes psycho-physiologiques. Une attitude prise au hasard est un complexe, et ce complexe, nous le savons, est capable de rappel simplifié dans la mémoire, de représentation par un rien, de composition avec un fait nouveau, etc.. Certainement, dans l'idée que j'ai de ces attitudes et états du vivant, est inclus le symbole, le vecteur à trouver, qui permettrait de réfléchir plus long- temps et plus nettement sur ces sujets.
Ainsi, j'ai bien du sommeil et du rêve une sorte de schéma, et ce schéma encore grossier, peu uti- lisable, pas utilisable régulièrement, est comme à
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TEL QUEL
la frontière d'une sorte de mimique du dormeur et du rêveur, et d'une image.
Précisons un peu. Je prends l'attitude, je me place dans la figure d'un dormeur. Je fais coïnci- der mon corps avec cette figure et je réalise un sys- tème de contacts sensibles, — je m'assure par di- vers mouvements partiels que cette position réalise une condition. Par exemple : un certain minimum général de tension musculaire*. Mais je réalise ceci par des forces !... Cette fixation forme une dis- tribution d'efforts isolés, une figure de points per- çus, séparés par des étendues vagues ou nulles. Je tends alors à ne permettre à une pensée que les modifications qui n'altéreront pas ce système. Je distingue ainsi quelque chose des relations éton- nantes qui existent entre cette mimique générale, et V image plus ou moins intense et projetée.
If
Et cette image est comme mue, provoquée en sens contraire du sens normal. Au lieu d'être cause,
I. C'est conslruire une faiblesse par. des forcée. Je dis ce que je senti
aa6
'AN ALECTA
elle complète, explique comme dans le rêve. Avec cette différence que dans le rêve, on prend le rêve, effet, pour cause, et que dans la musique on ne peut le faire ; sans quoi la musique nous gouver- nerait entièrement... L'obstacle qui empêche la musique de nous donner un rêve complet est la veille même, — c'est-à-dire la conservation du présent bien différent et bien séparé, — la coexis- tence de mondes indépendants, d'un envers et d'un endroit, avec des points de soudure finis, connus.
La Musique fait voir clairement comme une action extérieure de nature simple suffît à produire une sorte de vie complexe dans le sujet. Et cette vie artificielle plus riche que la vie normalement causée, — comme le chimiste connaît plus de corps que la nature ne lui en a donnes ^.
Donc il y a plus de possibilités dans notre être nerveux que les circonstances normales moyennes n'en tirent et n'en utilisent.
Nous ne sommes pas faits exactement *.
L'artificiel en tous genres est possible quand au lieu de procéder par objets , l'esprit procède par fonctiojis.
I. Par le détour des excitations musicalas, j« «uis, «n quelque
manière, combiné à moi-même.
a. D'où l'on tirerait des problèmes sur cette moyenne des circonstances dans lesquelles la vie est possible, ©t le système n«rv«ux«
207
TEL QUEL
... C'est là peut-être la clef des similitudes et analogies. Si A ressemble à B, c'est être autre que soi de deux façons et passer de l'une à l'autre par : être soi. Etre autre que moi, (connaître, sentir), c'est aussi un fonctionnement de moi.
MUSIQUE
La Musique montre qu'en attaquant un sens, en produisant les sensations d'un seul genre, qui n'est pas nettement spatial, — en les produisant dans un certain ordre, on me fait produire des mouvements, on me fait développer l'espace à trois ou quatre dimensions, on me communique des impressions quasi-abstraites d'équilibres, de dépla- cements d'équilibres ; on me donne l'intuition du continu, des extrêmes, des moyennes, des émo- tions, même de la matière, — du désordre interne, du hasard intime chimique.
On me fait danser, souffler ; on me fait pleurer, penser ; on me fait dormir ; on me fait foudroyant,
ANALECTA
foudroyé ; on me fait lumière, ténèbres ; diminuer jusqu'au fil et au silence.
On me fait quasi tout cela ; et je ne sais si je suis le sujet ou l'objet, si je danse ou si j'assiste à la danse, si je possède ou si je suis possédé. Je suis à la fois au plus haut de la vague et au pied d'elle qui la regarde haute.
C'est cette indétermination qui est la clef de ce prestige. Il y a donc une partie séparable dans mes actes et mes émois. La musique opère cette ana- lyse. Il y a, par elle, quelqu'un en moi qui agit^ou subit et quelqu'un qui n'agit pas. D'abord toutes les fonctions du temps.
Elle est le type de la commande par l'extérieur.
Court-circuit.
Elle joue avec ce qui, (pour une grande part), définit en moi ce qui ne peut être l'objet d'un jeu.
Et par elle, je vois que le plus profond — ce qui se prétend tel, le plus chatouillant, le plus terrible, — la chose même... est maniable. Entre la chose qui est ce qu'elle est, et la chose dont la fonction est d'être autre que ce qu'elle est, il y a un inter- médiaire \
C'est cet intermédiaire, le moyen de la musique.
I. Entre l'Etre et le Connaître, travaille la puissante et vaine Musique.
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TEL QUEL
IV
La musique est un massage.
Substitution d'un excitant à Texcitant normal. Comme on électrise tels muscles et telle combinai- son de muscles dont la contraction simultanée ne correspond à aucune émotion connue. Physiono- mies inédites sur l'album de Duchennc de Bou- logne.
L'oreille est le sens préféré de l'attention. Elle garde, en quelque sorte, la frontière, du côté où la vue ne voit pas.
Par la musique nous subissons, et agissons les effets, et nous sommes contraints à fournir les causes.
Or, il y a plusieurs causes, pour chaque effet — dans ce domaine vivant. D'oui indétermination de la musique. En général, quand nous imaginons d'agir en nous-même, les effets de nos imagina-
210
'AN ALECTA
tions demeurent virtuels. Les images sont précises, les émotions moins nettes, les actes esquissés à peine. Si j'imagine danser, c'est un schéma de mouvements à peine ressentis à côté de mon idée visuelle très nette d'un personnage dansant. Si j'imagine frapper, à peine mon bras est-il éveillé ; le reste du corps ne participe pas.
Mais la musique, au contraire, dessine puissam- ment en moi l'action et la passion, = — tandis qu'elle laisse vague l'image.
V
Illusion est excitation.
Ce que l'on pense réellement quand on dit que l'âme est immortelle, peut toujours être représenté par des propositions moins ambitieuses.
A ce sujet, on peut considérer toute la méta- physique de ce genre comme infidéhté, impuis- sance de langage, tendance à augmenter gratuite- ment la pensée, et en somme à recevoir de l'expres- sion que l'on a formée plus que l'on n'a donné et dépensé en la formant.
211
TEL QUEL
Ce qu'il y a d'excitant dans les idées n'est pas idées ; c'est ce qui n'est point pense, ce qui est naissant et non né, qui excite. Il faut donc des mots avec lesquels on n'en puisse jamais finir — et qui ne soient jamais identiquement annulés par une représentation quelconque : des mots Mu- sique..,
it
La musique est devenue par Richard Wagner l'appareil de jouissance métaphysique, l'agitateur et l'illusionniste, le grand moyen de déchaîner des tempêtes nulles et d'ouvrir les abîmes vides. Le monde substitué, remplacé, multiplié, accéléré, creusé, illuminé — par un système de chatouilles sur un système nerveux — comme un courant électrique donne un goût à la bouche, une fausse chaleur, etc.
Mais la « réalité » est-elle autre chose ?,
VI
Artifice, simulation, sont multiplicité. L'artifice est naturel chez tous les hommes en qui la conscience est très développée.
212
AN ALECT A
S'ils écrivent, leur pensée éveille d'elle-même plusieurs types d'expression. La conscience agran- die n'est en somme que multiplicité offerte au lieu de simplicité.
L'artifice s'achève par la recherche paradoxale de l'expression la plus naturelle^ la plus spontanée comme résultat du choix et de l'élaboration en quantité.
Ces conscients sont donc curieux des paroles d'enfants, etc..
Toutefois, (c'est un degré plus élevé encore), ils renoncent à ces recherches.
Quand la même impression éveille en nous un géomètre, un enfant, un poète, un peintre, un philologue — une douzaine de langages et de types d'accommodations, et de séries d'actes dis- tincts — il est bien compréhensible que l'on soit embarrassé.
VII
La Honte est un grand sujet.
Le fait primitif a dû être le blâme général contre
21^
TEL QUEL
un personnage qui, peu impressionné au début, a fini par craindre ce blâme, l'élever en lui-même au rang de fonction ; croire physiquement, que l'ensemble des autres le voyait tel qu'il était ; — et puis que ce qu'il était, tel quel, sans voile, sans mystère, était par soi seul une chose mauvaise, à la fois une faiblesse et un crime *. Il est dangereux, a priori, de paraître ce que l'on est.
Le système nerveux est Autruche. Il rougit, il se cache sous le sang, qui le fait voir ^. C'est une sorte de bêtise, de naïveté physiologique. A moins que cet efîet ne soit sans finalité, mais un phéno- mène d'équilibre, de transport compensant un fait interne.
Ce doute sur toutes les apparences émotives est général.
On peut les interpréter comme ayant, (ou ayant eu), une valeur de réponse qualitative à une de- mande ; — ou bien comme n'ayant qu'une nature mécanique ; et, ultérieurement, une valeur de signe.
Au lieu de rougir, on pourrait pâlir, ou suer, ou avoir envie d'uriner... ou même... mourir, l'arrêt du cœur est une réponse comme les autres.
I. Parfois la simple surprise fait rougir. Le premier mouve- ment est pour se voiler. a. Le gribouille nerveux.
214
AN ALECT A Si je rougis d'avoir peur, j'ai peur de rougir.
VIII
DIFFICULTÉ DE DÉFINIR LA SIMULATION
Ce qu'est la simulation ? Ce n'est pas de prendre une figure ou de faire un acte, qui n'est pas de notre nature — mais d'une autre nature.
Cela n'a point de sens. — Qu'est-ce que notre nature ? — et d'ailleurs comment s'en départir ? Si ma nature est de simuler ?
C'est l'idée de V inachevé àz cette nature seconde qui est l'idée essentielle de simulacre.
On ne peut pas achever de ressembler. A prend de lui-même ce qu'il peut prendre de la figure deB.
Il y a donc quelque part, ou en quelque mo- ment, un désaccord, — une coupure dans celui qui imite.
il5
TEL QUEL
Et nous apprendrons à distinguer la soif, — manque de liquide ; et la soif, manque d'une sen- sation de fraîcheur. (Ce qui apaise la première n'apaise pas nécessairement la seconde ; et réci- proquement.)
On pourrait généraliser : définir deux mondes qui se compénètrent, se substituent imperceptible- ment, — se commandent tour à tour.
On s'éveille, ou on est réveillé, d'une simula- tion, — comme d'un rêve.
La personnalité pèse peu devant ces pro- priétés \
Le passé, l'avenir, formes de simulation. La si- mulation volontaire, intentionnelle, est peu de chose auprès de la simulation ou identification inconsciente.
Même notre personne, en tant que nous en tenons compte, est une simulation. — On finit par être plus soi qu'on ne l'a jamais été. On se voit d'un trait, dans un raccourci, et l'on prend pour soi-même l'efîet des actions extérieures qui ont tiré de nous tous ces traits, qui nous font un portrait.
I. Cet inachevé joue enliferemenl le rôle de l'achevé pendant un («inps bref.
2l6
ANALECTA
IX
La simulation tend à une limite qui est la con- tradiction.
Or toute pensée étant de la nature d'une simu- lation, il en résulte que toute pensée pressée et poussée à l'extrême, dans le sens de sa précision, tend à une contradiction.
La simulation résulte d'une propriété fonda- mentale, à savoir que : une excitation quelconque sur un système partiel sensitif donné, provoque une réponse toujours identique, — la seule que puisse fournir un système partiel. Toute excitation de la rétine donne lumière et couleur. Qu'il s'agisse de radiations, de contact matériel, d'intoxi- cation ou congestion locale, la rétine y répond par des phénomènes lumineux. Il s'ensuit que l'on peut arbitrairement faire correspondre à ces phé- nomènes l'une des causes énumérées. Pour lever cette indétermination, il faut qu'aux phénomènes lumineux se joignent d'autres données.
217
TEL QUEL
De même, si nous pouvons simuler la colère, la souffrance, l'indifférence, etc. — c'est que le mécanisme des actes et de la mimique qui signi- fient extérieurement colère, souffrance, etc., peut être mû identiquement par des excitations bien diverses, — motifs de colère, causes de souffrance, volonté de simulation, courant électrique, imita- tion inconsciente d'un autre sujet, etc. ^.
X
Mimétisme.
L'émotion communiquée par le geste et l'atti- tude, il est bien plus difficile d'y résister qu'à celle qui parle.
L'homme est le jouet absolu de tout homme qui se modifie devant lui. Il est esclave du sang et de la couleur du sang ; du gémissement et du trouble ; de la danse présente et du vomissement.
r. La pluraliW des causes possibles est cause de In possibilité ties simulations. Les mûmes efjeti ne sont pas produits par les mêmes causes.
2l8
AN ALECT'A
Plus lié peut-être par les sensations qui signi- fient, que par celles qui ne sont qu'elles-mêmes seules.
u
Critique du don des larmes.
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleu- riez.
C'est plus bête que faux.
Je ne vois pass l'intérêt qu'il y a à pleurer.
Sinon le plaisir même de pleurer.
Ce plaisir de faire fonctionner artificiellement telles glandes et amener tous les mouvements annexes et connexes qui les décrochent, qui justi- fient, achèvent le fonctionnement.
La vieille « beauté pure » tenait à Honneur d'éviter les chemins des glandes.. Elle laissait glan- der les porcs. Produire une espèce d'émotion qui ne trouve pas sa glande ni haute ni basse, une émotion sans jus, sèche, c'était son affaire.
Si elle tirait des pleurs, c'était par ses propres moyens ; par des moyens qui n'existent pas dans l'expérience forcée de la vie : et que la vie n'a pas
219
TEL QUEL
prévus par des organes particuliers. Personne en général n'était forcé de pleurer. Là où tout le monde doit pleurer, elle s'abstenait. Elle n'acca- blait que quelques-uns. Et tous les autres deuaietit se demander, sans pouvoir comprendre, pourquoi ceux-là pleuraient. Idée pourtant de la Commu- nion.
Avoir des machines pour la joie, pour la tris- tesse, des organes de l'impuissance à soutenir une pensée, que c'est étrange ! Appareils compensa- teurs, évacuateurs d'une énergie laquelle corres- pond elle-même à des images indigestes, — insou- tenables, inachevables.
Et l'efïet variant avec les hommes : il y en a de durs à la détente...
XII SIMULATEUR
Celui-ci fait des grimaces derrière mon dos. Je le prends. Alors il recommence à froid sa grimace pour me faire croire que c'était un involontaire
220
AN ALECT A
produit naturel de son système nerveux — un tic. Il aime mieux de paraître un peu malade qu'S de passer pour un vilain petit garçon sous les espèces d'un monsieur.
XIII ACCIDENT
Une tache d'encre... De cet accident je fais une figure avec un dessin dans les environs. La tache prend un rôle et une fonction dans ce contexte. Et ceci est analogue à la pensée de Pascal : « J'avais une pensée. Je l'ai oubHée : j'écris, au Heu, que je l'ai oubliée. »
L'accident est rattrapé, rédimé.
C'est ainsi qu'un homme surpris dans une gri- mace nerveuse qu'il faisait derrière mon dos, la conserve et l'utilise par dissimulation, en faisant l'expression avouable d'une douleur.
Et c'est ainsi qu'un poète saisit une alliance de mots, y persévère, s'y obstine et lui donne quelque valeur.
221
TEL QUEL
Transformation du fortuit, de l'inavouable, du honteux. Toute apparition de l'être interne au jour est honteuse, c'est-à-dire devant être ravalée, ca- chée brusquement, caméléonisée. On ne peut plus voir les yeux de celui qui nous a vus ou entendus. Caïn se cache. De même, le coup qu'on vient de recevoir, on veut en différer la conscience et la douleurs
XIVj
On pense naturellement â supprimer l'homme qui gêne comme on pense à écarter une mouche ; à se gratter immédiatement au point cuisant.
C'est un réflexe de l'imagination, laquelle est faite pour ces solutions.
L'imagination, c'est (pour la majeure partie) une pseudo-réalité réflexe, — une vue, un monde qui est une réponse, — comme un souvenir de ce qui devrait être, ou de ce qui ne devrait pas être *.
ï. Noter ici qu'il n'y a pas de difTérence fonctionnelle entre Imaplner et se souvenir. La différence do ces deux modes se connaît après coup. Elle réeulle d'un jugement.
222
AN ALECT A
Quelle est la vue, le « monde », qui répondrait à une excitation donnée ? — Tel est le problème. — Il faut, pour le bien saisir, le faire précéder de la notion que le monde donné, présent ou déjà connu ne contient pas (en général) cette réponse exacte.
Les choses, en tant que mues, réorganisées, re- fondues, refaçonnées par les besoins, (besoins in- connus, mal connus, autres que ceux bien pourvus de signes spéciaux, de forces à eux). La combinai- son des représentations en quoi consiste l'imagina- tion n'est possible que par leur réductibilité, leur simplification, leur réduction à l'état signe, c'est- à-dire acte.
L'image immédiate, qui se présente comme solution, peut être comparée à un plus court che- min dans l'espace ^ nerveux figuré, — dont la trame est formée par l'ensemble des correspon- dances entre besoins, actes et choses. Il me semble que les lois les plus simples et les plus importantes de « l'esprit » ont trait aux potentiels et aux géo- désiques de cet espace.
I. L'espaco nerveux et sos postulats.
Je dis espace nerveux plutôt qu'espace mental.
223
TEL QUEL
XV
La conscience a horreur du vide.
XVI
Le Moi fuit toute chose créée.
Il recule de négation en négation. On pourrait nommer « Univers » tout ce en quoi le Moi refuse de se reconnaître.
XVII
Le son est une propriété de l'état exceptionnel de corde tendue.
Chaque sensation est une exception ou excur- sion, un écart de quelque zéro
o
224
'AN ALECT A
Supposé qu'il existe un. zéro absolu de la sen- sation, on demande si un être qui atteindrait (par l'effet de quelque circonstance) ce point de sensa- tion nulle, l'atteindrait vivant, c'est-à-dire s'il pourrait revenir à la vie ?.
XVIII
Le vague, l'hiatus, le contradictoire, le cercle — véritables constituants de tout et de chacun, sub- stance la plus fréquente de chaque esprit.
XIX
Mon objet principal a été de me figurer aussi simplement, aussi nettement que possible, mon propre fonctionnement d'ensemble i: je suis monde, corps, pensées.
Ce n'est pas un but philosophique.
225
15
TEL QUEL
La philosophie, dont j'ignore ce qu'elle est, — parle de tout — par ouï-dire. Je n'y vois point de permanence de point de vue, ni de pureté de moyens.
Rien ne peut être plus faux que le mélange (par exemple) d'observations internes et de raisonne- ments, si ce mélange est fait sans précautions et sans qu'on puisse toujours distinguer le calculé de l'observé ; ce qui est perçu et ce qui est déduit, — ce qui est langage et ce qui fut immédiat.
XX
Mon goût du net, du pur, du complet, du suffi- sant, conduit à un système de substitutions — qui reprend comme en sous-œuvre, le langage, — le remplace par une sorte d'algèbre, — et aux images essaie de substituer des figures, — réduites à leurs propriétés utiles. — Par là se fait automatique- ment une unification du monde physique et du psychique^
223
AN ALECT A
XXI DES DÉFINITIONS
Le travail de définir commence à la naissance.
Si à l'âge de 40 ans je veux faire une définition — cette attention implique directement un travail qui s'étend à toute mon histoire antérieure.
Essayer de définir le nombre, c'est essayer de se mettre au point oii l'on était avant de savoir ce qu'est un nombre, et en même temps ne pas perdre ma connaissance actuelle du nombre ; et enfin, pas- ser de ce premier état d'ignorance à ce point actuel, sans refaire tous les détours, sans s'égarer dans sa vie, sans la revivre, mais en somme rem- placer le tâtonnement et l'acquisition de l'idée, suivant une moyenne d'essais, de degrés dissémi- nés, etc., par un procédé fini, par un système d'actes strictement suffisant. — C'est un rac-
if La défiaitioD est considérée ici comme un retour sur eol. 227
'SEL QUEL
XXII
Toute véritable découverte est payée par son auteur d'une diminution de l'importance de son « Moi ».
Toute personne est moindre que ce qu'elle a fait de plus beaus
XXIII
La gloire doit s'obtenir comme sous-produit.
XXIV
RELATION DU DÉSORDRE ET DU POSSIBLE
L*csprit va, dans son travail, de son désordre à 'ion ordre. Il importe qu'il se conserve jusqu'à la
22a
AN ALECT A
fin, des ressources de désordre, et que l'ordre qu'il a commencé de se donner ne le lie pas si complè- tement, ne lui soit pas un si rigide maître, qu'il ne puisse le changer et user de sa liberté initiale.
XXV
Qui est en train de faire une belle œuvre aper- çoit entre ses propres interstices une très belle œuvre.
L'impression de Beauté, si follement cherchée, si vainement définie, est peut-être le sentiment d'une impossibilité de variation, de changement virtuel ; un état limite tel que toute variation le rende trop sensitif d'une part, trop intellectuel de l'autre ^.
Et cette frontière commune est un point d'équi- libre.
Equilibre dans le beatf.
229
TEL QUEL
XXVI
La spéculation est usage du possible. Mais ce possible dont je suis doué, comme en prévision de variations du milieu pour les compenser et y résis- ter, — pour les attendre — les devancer même, par là doit pouvoir entrer dans Vactuel : et c'est la pensée !
Il faut donc une partie de moi dont les moda- lités soient indépendantes, dans une certaine me- sure, de mon reste. Il ne faut pas que je sois entiè rement en équilibre avec le présent.
XXVII
Ni réloge ni le blâme ne valent rien. Vais-je dire : Ceci est bien — cela est mal ? Ces propos n'importent à personne, et en pre- mier, à moi.
2^0
'ANALECT'A
Que me font mon indignation, mon enthou- siasme ?
Tout au plus des éléments d'erreur....
L'intellect est une tentative de s'cduquer en vue d'empêcher les effets de déborder infiniment les causes.
Il est donc contre le système nerveux.
Il en méprise la propriété essentielle, qui est de donner de grands effets à de petites, très petites causeSa
XXVIII
Tu n'es pas fait ^qmx voir dans tel monde. Mais, si tu t'efforces, malgré l'inutilité de la peine, si tu te plais à ces peines plus qu'à ton facile succès, — on dira que c'est orgueil, ambition étrange, — quand ce n'est peut-être que le premier essai par toi de quelqu'un qui verra ce que tu vois et ce que tu ne vois pas \
I. Si chacun s© considérait comme ébauche de quelque homme à venir.. Fondement d'une étrange Morale.
231-
TEL QUEL
XXIX
Mon genre d*esprit n*est pas d'apprendre d*un bout à l'autre dans les livres, mais d'y trouver seu- lement des germes que je cultive en moi, en vase clos. Je ne fais quelque chose qu'avec peu, et ce peu produit en moi. Si je prenais de plus amples quantités, je ne produirais rien ; davantage, je ne comprends pas ce qui est déjà développé
XXX
Nous ne comprenons rien qu*au moyen de l'in- finité limitée de modèles d'actes que nous ofîre notre corps en tant que nous le percevons.
Comprendre, c'est substituer à une représenta- tion un système de fonctions nôtres, toujours com- parables à un « notre corps » avec ses libertés, ses liaisons,
232
'AN ALECT'A
XXXÏ
tes mathématiciens travaillent à mettre au jour les mécanismes qui sont en nous, et en somme, les gênes mutuelles qui se produisent entre les intui- tions et qui font que le tout dépend des parties, — qu'un tout soit déterminé non par toutes les par- ties, mais par quelques-unes.
• XXXII
Un homme est du type intellectuel le plus pro- noncé lorsqu'il ne peut être content de soi que moyennant un effort « intellectuel ». — Tout ce qu'il peut accomplir et qui ne requiert pas d'efïort d'attention, ne lui donne pas la sensation de valoir. Les compliments qu'on lui en fait ne le touchent pas, et il se moque intérieurement de ceux qui les lui font. Ce qui ne lui a rien coûté ne compte pas \
I. Mépris du don gratuit et de ce qui n'a pas été élaboré.
TEL QUEL
XXXIII
Ce qu'on appelle invention est de ïa nature d'une communication.
La fécondité inventive en tous genres croît comme la possession, la perfection des moyens de communication.
Une bonne notation entraîne des inventions.
Il faut être deux pour inventer. — L'un forme des combinaisons, l'autre choisit, reconnaît ce qu'il désire et ce qui lui importe dans l'ensemble des produits du premier.
Ce qu'on appelle « génie » est bien moins l'acte de celui-là, — l'acte qui combine, — que la promptitude du second à comprendre la valeur de ce qui vient de se produire et à saisir ce produit ^
XXXIV
Un Homme sans bêtise, sans bêtises, manquerait de ce modèle perpétuel et portatif du fonctionne-
I. Le génie consid^Té comme un jugement.
ANALECTA
ment propre et local du cerveau. Naïvetés, stu- peurs élémentaires d'un groupe, résistances insuf- fisantes, courts-circuits, suspens de la lumière incréée, actes hâtifs... acharnements d'oiseau contre une vitre, rires d'enfant devant le danger, se croire enfermé par une porte sans verrou \..
XXXV
La sottise est de ne pas voir ce qu'un autre voit. La faiblesse, de ne pas pouvoir ce qu'un autre peut.
Mais où personne ne voit et où personne ne peut, il n'y a ni sottise ni faiblesses possibles.
XXXVI
II y a dans l'algèbre quelque chose de la puis- sance de la « nature » et elle en retire un certain
I. Il y a une bêtise h forme lente, une autre à forme rapide. Les uns se perdent dans leur cerveau. Les autres ne font que le traverser par le plus court.
TEL QUEL
élément de prestige. Je pense à la complication et à la longueur des immenses calculs, aux dévelop- pements infinis. On a l'impression du travail végé- tal, d'une répétition qui s'étale, d'une cellule qui se subdivise.
L'algèbre seule donne cette impression. Le lan- gage ordinaire s'arrête aux premières démarches — est incapable de se conserver dans sa suite.
L'algèbre a pour elle la figure de ses formules. Son extension combinatoire. Etc.. En quoi elle est inhumaine comme la vie aveugle et prolifé- rante est inhumaine.
XXXVII
Le travail de l'esprit considéré comme le pénible succédané d'un sommeil (puisque la solution vient en dormant, d'après beaucoup d'auteurs).
— Dormez, et vous trouverez.
Chercher n'est que se mettre en état de trouver par quelque accident ou par quelque sommeil. C'est préparer le champ de l'heureuse étincelle.
236
ANALECXd
XXXVIII
La connaissance fonctionnelle du système ner- veux devra réagir sur l'idée qu'on se fait de la valeur de la connaissance en général, sur la notion de certitude, d'univers, d'houame, ctc.\.
XXXIX
L* « esprit » s'arrache aux cKoses qui touchent le corps et sont sous les yeux. Il y retourne. Il donne à ces choses des fonctions diverses. Ainsi le même arbre est un bui de mouvement ; il est un signe de souvenirs ; il est im repère de pensées qui n'ont aucun lien avec lui, un fixateur ou un dis- tracteur, un révélateur, un interrupteur ; un réflec- teur ^.
Voici un philosophe qui spécule sur le monde,
I. Mais cette connaissance est dans les limbesj a II est en somme, un objet privilégié.
TEL QUEL
sur la connaissance ; il dispose de l'espace et du temps ; pense dans la plus grande généralité ; se distingue de son mieux de l'instant... mais sa pen- sée est au milieu d'objets et de petits incidents — de bruits, et des brusques reflets d'une fenêtre crevant de soleil qu'on ouvre en face de la sienne. Il a un goût dans la bouche et une jambe nerveuse. Il se perd et se retrouve, et se retrouve un peu dif- férent, tantôt ne se comprenant plus ; tantôt plus éveillé.
XD
La mort est l'union de l'âme et du corps dont la conscience, l'éveil et la souffrance sont désunion.
XL!
L'homme s'imagine « exister ». Il pense, donc il est, — et cette naïve idée de se prendre pour un
238
ANALECTA
monde séparé, étant par soi-même, n'est possible que par négligence.
Je néglige mes sommeils, mes absences, mes profondes, longues, insensibles variations.
J'oublie que je possède, dans ma propre vie, mille modèles de mort, de néants quotidiens, une quantité étonnante de lacunes, de suspens, d'inter- valles inconnaissants, inconnus.
Je ne puis me concevoir absent, supprimé, ne me réveillant plus un certain jour ; je ne sais com- ment m' interrompre, et je ne fais que m'inter- rompre !
Si tu penses devoir toujours te réveiller, pense aussi devoir toujours te rendormir.
Si tu seras immortel, tu seras donc mortel. Il faut commencer par là.
XLII
A l'homme monté, tendu, clair, en pleine vi- gueur, il semble impossible que le même puisse cesser d'être tel.
Il croit, — et voici la joi du type le plus simple,
239
TEL QUEL
— il croit que pour pouvoir perdre connaissance, pour « mourir », il lui faudrait d'abord devenir un autre \
Sa vitalité lui est si présente et si nette — qu'il ne peut pressentir d'autre variation, réelle de son état que dans le même ton.
Faiblir, périr, lui semblent extérieurs, ■-